Citations sur L'île au rébus (43)
Tant qu'on est enfant, l'île constitue un monde où tout est possible. Mais en grandissant, on commence à se sentir prisonnier de cette eau qui nous entoure. L'île rétrécit, devient étouffante; on finit par s'y sentir piégé. Et un jour, on la quitte.
- Je ne crois pas qu’on puisse s’habituer un jour [à la solitude]. On finit seulement par mieux la supporter au bout d’un moment. Elle devient une manière de vivre.
-Slainthe mbath, lança-t-il en levant son verre.
Surpris, Enzo haussa les sourcils.
- Vous connaissez le Gaélique écossais!
- Comment peut-on boire un bon whisky écossais sans porter le toast approprié?
- Slainthe! répondit Enzo.
Il jeta un coup d'oeil à ses compagnons de voyage. Des visages celtes au teint clair. Certains penchés sur des livres; les autres, la mine sévère sous leurs bonnets ou capuches d'anorak. Des visages d'îliens modelés par le climat, peu différents de ceux des Ecossais de la côte ouest, avec lesquels ils partageaient un héritage commun, au-delà de la langue et des frontières.
La pluie brouillait la vue vers Larmor-Plage, où l'amiral Karl Dönitz avait établi ses quartiers et d'où il avait pu observer avec une certaine angoisse les soixante mille bombes lâchées sur Lorient, feu d'artifice organisé rien que pour lui.
La ville de Lorient ne présentait aucun intérêt avec son architecture d'après-guerre dépourvue d'imagination. Elle avait connu la prospérité grâce à la Compagnie française des Indes orientales dont les bateaux venaient décharger leurs marchandises sur ses quais. Mais cent cinquante ans plus tard, une importante base allemande de sous-marins s'y était installée. Et, au cours de l'hiver 1943, durant quatre semaines d'enfer, les bombes alliées l'avaient entièrement détruite.
Un coup d'oeil à son guide touristique lui avait appris que la minuscule île de Groix mesurait huit kilomètres de long sur trois de large, possédait une population d'environ deux mille habitants, une agglomération principale, Port-Tudy, et quelques hameaux disséminés. Hors saison, la plupart des restaurants seraient fermés.
Non seulement il n'avait pas couché avec une femme depuis longtemps, mais sa tendance naturelle à faire les mauvais choix risquait fort d'être aggravée par un taux élevé d'alcool qui affaiblissait inévitablement sa résistance à la tentation.
Kerjean reposa soigneusement son verre sur le zinc et pivota sur lui-même pour lui faire face. Il avait beau être grand, il l'était moins qu'Enzo, qui soutint son regard sans broncher. Dans le bar, la tension était palpable.
- On m'a jugé. Et acquitté. Si jamais il prend à quelqu'un l'envie d'insinuer autre chose, je garantis qu'il verra tente-six chandelles.
Enzo éprouva soudain une étrange sensation de proximité avec cet homme. Comme s'il venait de le rencontrer en bas, dans son bureau. Il s'était forgé une idée de ce personnage ordonné jusqu'à l'obsession. Et maintenant, le fait de tenir sa canne lui donnait l'impression d'établir un contact physique avec lui, de sauter vingt ans en arrière jusqu'à cette nuit où il avait perdu la vie, où la dernière chose qu'il avait touchée sur terre était cette tête de hibou dans sa paume.