Et mon univers descend d'un étage. Chute remarquable.
On dit que chaque enfant, juste après sa naissance, rencontre l'Ange du silence. Chaque enfant naît omniscient. Il connaît tout de la vie, de la mort, du monde humain, animal, végétal. Tout. L'Ange du silence, à l'instant où l'enfant va pousser son premier cri, glisse son index sous son nez, et étend le mouvement jusqu'à ses lèvres. À ce moment précis, l'enfant oublie tout.
Deux heures. Impossible de fermer l'œil. Quatre jours dans le coma, ça repose.
Cent cinquante mille images fusent à six cents kilomètres/heure dans le fond de ma tête. Sans rien de concret. De simples flashes, des bribes d'histoires. Comme de vulgaires photographies détruites dans l'instant. Une grande forêt de conifères qui s'étend jusqu'au bout de l'horizon, à perte de vue. Comme un grand tableau vert et brun. Flou. Un arbre couché et un homme à côté. Son bras puissant cache son front trempé de sueur. Rien d'autre, pas de voix. Aucun visage. Juste cet arbre couché et cet homme à la chemise collée en auréoles humides contre sa peau.
La nuit va être longue. Affreusement longue. Je regarde Karter. Il somnole sur le vieux fauteuil en cuir orange seventies. Très stylé, ma foi. Lui aussi a dû observer et détester mon sommeil. Mais il est dans cette chambre, près de moi. Il me protège. Et seuls ses rêves le forcent à lâcher ma main.
Je ferme les yeux. Pour calmer mon cœur qui s'agite trop vite. Pour me raisonner. Tout va bien. Tout va bien, « Emma », c'est bien cela, mon nom? Mes yeux se plissent et tentent un nouveau regard sur l'extérieur. Il est toujours là, tout près. J'observe la déformation sur sa bouche. Un bec-de-lièvre, opéré peut-être un peu tard, tend ses lèvres jusqu'à la base de son nez. Une simple opération, rien de plus. J'aurais préféré un autre accueil que cette image. Mon cœur se calme, et l'adrénaline daigne se retirer.
L'acier pénètre ma chair avec une force presque animale. Je ne peux hurler, l'obscurité recouvre chacun de mes souffles d'un voile noir et épais. Je suis aveugle et sourde.
Aveugle et sourde...
Ma... Ma tête...
- Elle se réveille... doucement...
Comment fait-on pour sortir de ce champ de coton? Respirer me fait mal... Pourquoi ai-je l'impression de me noyer?
Pourquoi mes yeux ne s'ouvrent-ils pas? Ou bien sont-ils déjà ouverts? Je ne vois plus rien... je suis... je suis...
- Où suis-je?
- Tu es à l'hôpital, princesse. Tout va bien.
Princesse? Est-ce moi que l'on nomme ainsi? Ma gorge est si sèche. J'ai besoin d'eau. Princesse... Ah, ma tête...
- Baissez la lumière s'il vous plaît, qu'elle puisse au moins ouvrir les yeux.
Mes yeux se ferment presque, dans l’attente du soulagement. Puis le vide. Rien d’autre que la douleur. Et vient le hurlement. Non, soyons plus honnête, le braillement. Je suis en train de brailler.
《La lumière de la mémoire hésite devant les plaies.》
[Louis Aragon]
L’acier pénètre ma chair avec une force presque animale. Je ne peux hurler, l’obscurité recouvre chacun de mes souffles d’un voile noir et épais. Je suis aveugle et sourde. Aveugle et sourde …
Je sens également une pression à l'arrière de ma nuque. Une vraie gueule de bois à la morphine. Comme si je m'étais pleinement intégrée au comité de fantômes de mon rêve. Ma bouche est pâteuse, encore pleine de leurs odeurs, plus écoeurante les unes que les autres.