Le grand passage

Quand il sortit au soleil et détacha le cheval du compteur de stationnement les gens qui passaient dans la rue se retournèrent pour le regarder. Une créature venue des plateaux sauvages, une créature surgie du passé. Déguenillée, sale, l’œil et le ventre affamé. Tout à fait inexplicable. En ce personnage incongru ils contemplaient ce qu'ils enviaient le plus au monde et ce qu'ils méprisaient le plus.

« Aux dernières lueurs du crépuscule, ils traversèrent un large plateau volcanique encastré dans l’arène des collines. Les collines étaient d’un bleu sombre dans la pénombre bleue et les pieds arrondis du cheval faisaient un bruit mat sur le gravier du désert. La nuit tombante venait par l’est et l’obscurité qui passait au – dessus d’eux arriva dans une soudaine bouffée de froid et de silence et passa. Comme si l’obscurité avait elle – même une âme qui était l’assassin du soleil courant vers l’ouest, comme les hommes l’ont cru jadis, comme ils pourraient le croire encore un jour. Ils arrivèrent au bout de la plaine dans l’ultime lumière mourante homme et louve et cheval sur les terrasses des collines basses fortement érodées par le vent et ils traversèrent une clôture ou plutôt là où il y avait eu jadis une clôture, les fils de fer depuis longtemps tombés et enroulés et emportés et les petits piquets nus de bois et de mesquite partant sans but dans la nuit, à la file comme un cortège de retraités voûtés et tordus. . Ils franchirent le col dans l’obscurité et il arrêta son cheval et contempla les éclairs au sud loin au – dessus de plaines du Mexique. Le vent les cinglait entre les arbres du col et dans le vent il y avait des aiguilles de grésil ».

Chaque jour est fait de ce qu'il y a eu avant. Le monde lui-même est sans doute surpris de la forme de ce qui survient. Même Dieu peut-être.

L'âme du Mexique est très ancienne, dit Quijada. Quiconque prétend la connaître est un menteur ou un imbécile. Ou les deux.

Le chien s'était arrêté dans l'encadrement de la porte avec la pluie qui tombait dans le chiendent et le gravier derrière lui et il était mouillé et misérable et à ce point balafré et mutilé qu'on eût dit un animal fait de morceaux de chiens cousus ensemble par des vivisecteurs fous.

Il ne savait pas jusqu'alors qu'on pouvait se voir dans les yeux des autres ni qu'on pouvait y voir des choses comme des soleils. (p.12)

Il dit que la plupart des hommes se conduisent dans leur vie comme le menuisier dont les outils sont tellement émoussés que son travail avance trop lentement pour qu’il trouve le temps de les affûter.

Le monde n’a pas de nom, dit-il. Les noms des collines et des sierras et des déserts n’existent que sur les cartes. On leur donne des noms de peur de s’égarer en chemin. Mais c’est parce qu’on s’est déjà égaré qu’on leur a donné les noms. Le monde ne peut pas se perdre. Mais nous, nous le pouvons.

Il dit à Billy qu'il était un huérfano mais qu'il devait cesser pourtant ses errances et se trouver une place dans le monde parce qu'errer de cette manière deviendrait pour lui une passion et que cette passion le rendrait étranger aux hommes et finalement à lui-même. Il dit que le monde ne peut être connu que tel qu'il existe dans le coeur des hommes. Car si le monde semble être un lieu où résident les hommes c'est dans l'homme en réalité que réside le monde et pour le connaître c'est donc là qu'il faut chercher et apprendre à connaître le coeur des hommes et pour cela il faut vivre avec les hommes sans se contenter de passer parmi eux.

Un tel homme est comme un rêveur qui s'éveille d'un mauvais rêve pour vivre un malheur plus grand encore.