Derniers verres est bien un roman d'alcoolo, mais pas à la mode
Lawrence Block (Scudder dans "8 millions de façons de mourir) ni à celle de l'éprouvant gallois Robert Lewis. Ces
derniers verres sont ceux de George Verney, journaliste à Brisbane, la capitale caniculaire du Queensland. Pendant une bonne décennie, il n'a quasiment pas dessoulé. Embarqué dans les magouilles, passe-droits, tripots et bordels clandestins qui ont infesté le Queensland jusqu'à la fin des années 80, il est miraculeusement passé entre les doigts de la justice au moment de la Grande Enquête, ce magistral coup de balais façon "mani pulite" qui a remis les rênes du pouvoir entre les mains d'un personnel politique prétendument plus intègre (mais faut quand même pas trop rêver). Il faut dire que le Queensland, avant, c'était un état dans l'état jouissant d'une grande autonomie en Australie... et corrompu à mort. Et ça a fini par trop se voir.
Revenons à George qui a pris la tangente au bon moment. Qui a retrouvé brutalement sobriété et vie normale dans un village de montagne à la limite de l'état. 10 ans que George est là, accepté par les autochtones (ça n'a pas été facile), et voilà qu'on retrouve son meilleur ami de l'époque Brisbane complètement grillé dans le transformateur qui alimente le village. C'est ce qu'on appelle être rattrapé par son passé.
McGahan s'est attaqué avec succès à une véritable fresque. D'un point de vue formel, il alterne avec une régularité mécanique et toujours à la première personne les chapitres relatant l'action présente (très efficaces) et les flash back qui donnent peu à peu à son oeuvre une dimension sociopolitique qui va bien plus loin qu'une toile de fond. Mais c'est à l'alcool, véritable entité omniprésente, démoniaque et aveugle, insinuée dans tous les rapports humains comme une addiction faussement "sublimante", que ce roman est consacré. George ne peut jouir de l'amour de sa vie qu'après avoir descendu avec elle six bouteilles de vin. Et puis il y a Jeremy, ce vieux dinosaure politique à l'article de la mort qui jouit de pouvoir transformer les jeunes femmes successivement à son service en alcooliques profondément dépendantes : il y a dans les regards troubles de ces personnages, leurs gestes à la mauvaise assurance camouflée, une perversion inouïe qui nous plonge dans un univers presque Lynchéin. L'écriture économique et intime de
McGahan donne toute la puissance de cet esclavage qui est comme une forme extrême de sado-masochisme, sans fouet ni chaînes, dans laquelle les victimes acceptent de se dégrader au delà de leur corps, dans leur perception et leur conscience même. Et c'est tout sauf un jeu.
Ce thriller hors normes est une formidable découverte.