Lune de Tasmanie

Vieux proverbe écossais ..."Que le meilleur d’hier soit le pire de demain."

L’année 1904 touchait à sa fin, et Christy se tenait assise dans le fauteuil préféré de son défunt mari, à côté de la porte-fenêtre donnant sur la baie de Storm et la péninsule tasmanienne. La chaleur de l’été se trouvait atténuée par une brise fraîche venue de la mer – le parfum des pins et des eucalyptus pénétrait grâce à elle dans la demeure. Christy, d’ordinaire apaisée par les cris des carillonneurs huppés dans les arbres non loin, demeurait tendue – elle attendait la réaction de sa famille à l’annonce qu’elle venait de faire.

_ Je vais faire de vous la risée de Melbourne, siffla-t-elle. Et lorsque j'en aurai terminé avec vous, votre vilaine mégère possédera enfin une excellente raison de manifester son amertume.
Comme elle allait s'éloigner, il la retint par le bras.
_ Essayez seulement, et vous le regretterez. Et si vous vous avisez encore d'insulter ma femme, je promets de vous cingler l'arrière-train à coups de fouet.
_ Vous entendez? aboya-t-elle à l'adresse d'Edna. Il menace d'user sur moi de violence.
_ Je n'ai rien entendu, mais il est grand temps pour vous de récupérer votre hameçon et d'aller vous faire pendre ailleurs.
_ Allez-vous lui permettre de me parler sur ce ton sans intervenir?
_ Fichez le camp, Florence, tant qu'il vous reste un dernier lambeau d'honorabilité dans lequel vous draper.
La jeune femme les fusilla tous deux du regard, avant de tourner les talons puis, l'allure théâtrale, de traverser la véranda pour rejoindre sa voiture à cheval, qui patientait dans l'allée.

- Tout a changé du jour au lendemain, enchaîna-t-elle dans un murmure. Ce jour là nous nous apprêtions à fêter mon quinzième anniversaire. Un jour qui reste à jamais gravé dans ma mémoire. Dans un silence presque religieux, elle entreprit de décrire les scènes qu'elle revivait dans cœur et son esprit depuis un demi-siècle.

Enfant, Anne avait éprouvé une véritable adoration pour sa mère, dont elle admirait l'énergie, la fantaisie et le goût pour l'aventure. Elle la croyait alors pleine de sagesse et digne de foi. Elle était convaincue que rien ne viendrait jamais ternir leur relation. Hélas, Christy avait trahi sa confiance, et Anne ne parvenait pas à lui pardonner. Cette distance à présent entre les deux femmes se révélait gênante, tout particulièrement en présence des autres membres de la famille – qui ne savaient rien du terrible aveu de Christy – et, à mesure que le temps avait passé, la douleur s'était peu à peu envenimée, telle une plaie mal soignée, à tel point qu'elle avait fini par dévorer le cœur d'Anne.

L'adolescente se rappela aussi l'exotisme de leurs escales, les spectacles saisissants, les sons et les parfums – elle livrait, dans leurs moindres détails, ces moments à son journal intime, afin de ne rien oublier. Avec sa mère et sa grand-mère, elle avait visité les îles Fidji, ainsi que le Vanuatu, aux plages exquisément bordées de palmiers, avant de découvrir les Tonga, puis la côte occidentale du Chili. On avait fait escale à Montevideo, à Rio de Janeiro, cité bruyante et grouillante d'activité. Après quoi, le navire s'était dirigé vers les côtes africaines – on avait alors vu les ports du Sénégal et du Maroc.

Il portait un kilt, une chemise blanche sous une veste, et son sporran, petite sacoche traditionnelle, pendait à sa taille mince. Il avait attaché l'étole de tartan qu'il portait sur l'épaule avec un quartz jaune monté en broche, serti dans un filigrane d'or. Il arborait encore les grandes chaussettes de laine typiques, dont la droite laissait deviner la présence d'un petit poignard. Il était chaussé de brogues impeccablement cirées.

Il faut dire les choses. Dire à celles et ceux qu'on aime ce qu'on éprouve pour eux. Parce qu'une fois qu'ils nous ont quittés, il est trop tard.