Si les chiffres sont infinis , les lettres ne le sont pas.
C'est peut être pour cette raison que
Grégory Mcdonald a choisi les lettres de l'alphabet pour chapitrer son roman , laissant au lecteur le soin d'imaginer l'histoire de U à Z. La fin ne laisse de toute façon guère place au doute puisqu'elle nous est plus ou moins relatée dès le chapitre C comme un avant goût de désespoir.
Je m'attendais à un livre malsain. Si le malaise est effectivement distillé de bout en bout , ce n'est pas une impression de dégoût que m'a laissé le récit. C'est davantage une profonde tristesse , un sentiment d'injustice et de révolte.
Rafaël vend sa propre vie , qu'il arrive à négocier pour 30.000 dollars. Il sera filmé une heure , au terme de laquelle les tortionnaires mettront un terme à ses souffrances. Mutilations et éxécution pour la réalisation d'un snuff movie.
Rafaël ne sait quasiment pas lire ni écrire , même son nom est mal orthographié. Il n'a pas la valeur de l'argent : il n'en a jamais eu. Mais il a celle de la famille. Sa femme et ses trois enfants comptent , il se doit de pourvoir à leurs besoins et d'essayer de leur donner un avenir. Rafaël n'a peut être pas eu d'éducation , est peut être alcoolique , mais il est prêt à faire face à ses responsabilités maritales et paternelles. L'unique solution étant disproportionnée avec ce suicide courageux et rémunéré. le croit il , du moins. Offrir un avenir aux siens en toute abnégation.
Si l'idée d'acheter une vie crée rapidement une ambiance pesante , surtout au vu du contrat signé par les deux parties qui est une arnaque et une insulte à la vie , ce n'est qu'un prélude aux derniers jours de Rafaël , qui a un sursis provisoire avant de se livrer.
Avec une toute petite avance - et probablement le seul sacrifice financier que fera l'odieux metteur en scène - Rafaël va essayer de goûter au bonheur que peut procurer cet argent. Il a trouvé un travail. Il en est fier.
Très humain , il voudra en faire profiter sa femme et ses enfants avec de petits présents. Il achètera également une dinde qui permettra à sa famille et à ses amis de manger , le temps d'un repas , à leur faim.
Avec les siens , il vit à Morgantown. Il survit plus exactement. Oublié de tout système social ; son quotidien c'est la maladie , la misère , la souffrance , la crasse et l'alcool. Parfois la violence. Ces personnes seront même à terme privées de la décharge voisine , seule source de quelques trouvailles à revendre.
Les derniers jours de Rafaël sont scindés en deux aspects. Des épisodes encore plus abjects à mon sens que la fin programmée du livre parce que l'homme est montré dans toute son ignominie , se délectant de l'enfoncer un peu plus profondément dans sa misère plutôt que de lui tendre la main.
J'ai été peiné - vraiment - par l'attitude de la caissière qui l'accuse de vol sans autre plaisir que celui de faire mal en méprisant les plus faibles , ou par celle de la police qui le relâche , une fois innocenté d'un meurtre , le laissant sans sourciller marcher sans chaussures plusieurs kilomètres en plein soleil avec sa femme et deux enfants en bas âge.
Mais il y a quelques touches d'espoir qui parsèment le livre , de rares moments de clarté dans les ténèbres. S'il n'y avait pas le moindre bonheur , on ne pourrait pas lui reprendre. de rares protagonistes ont un peu de compassion et surtout l'amour sincère de la famille illumine quelques paragraphes. "En vérité il irradiait de bonheur et d'amour".
Le livre est court , écrit relativement simplement , mais est rempli de petites phrases marquantes.
"Seigneur , je vais finir salement plus amoché que toi" dit Rafaël face à la représentation de Jésus crucifié.
"Une famille pauvre , puant la sueur , sale , qui va dans un endroit improbable".
"Avoir pu agir ainsi pour sa famille remplit son coeur d'amour pour chacun d'eux".
"Je suis un acteur de cinéma!" se vante Raphaël en toute sincérité quand il se fait coiffer. Réplique qui aurait presque pu être amusante si son côté décalé ne dévoilait pas la noire ironie , l'immonde absurdité de cette histoire profondément affreuse et injuste.
J'aurais peut être aimé connaître davantage certains personnages secondaires ou avoir connaissance de l'évènement déclencheur amenant à une telle prise de décision. Mais je ne sais pas si j'aurais pu m'immerger davantage dans Morgentown en restant indemne. Après ce roman coup de poing , une lecture plus légère devrait me permettre de respirer davantage. Sauf si je sens le fantôme de Rafaël derrière moi.