Une gondole les déposa au pied d'un escalier raide aux marches recouvertes d'une mousse veloutée qui le rendait très glissant. Du mur latéral pendait un anneau, bruni par la rouille. L'endroit, situé dans la courbe d'un canal étroit où les rayons de soleil ne pénétraient jamais, avait quelque chose de lugubre. L'eau était couleur de plomb et sentait le mollusque mort, le poisson et le goudron.
Avant de se diriger vers la salle à manger, il s’arrêta à la réception pour demander que l’on fasse préparer sa note et ses bagages. L’employé, celui-là même qui s’était occupé de lui deux jours auparavant, l’interrogea discrètement sur sa santé. Fabregas lui dit qu’il n’avait pu vaincre les insomnies qui le tourmentaient depuis plusieurs nuits mais qu’il était sûr de guérir très vite.
— On voit bien que notre climat ne convient pas à Monsieur, dit le concierge.
Abandonné une fois de plus à son sort, Fabregas reprit ses visites au vidéoclub jusqu’au jour où, vers la mi-octobre, le propriétaire l’informa qu’il avait vendu et qu’il fermait le magasin. Il ne s’était jamais fait à l’idée de n’être qu’un marchand de cassettes et n’aimait pas, à quelques exceptions près, le public qui fréquentait sa boutique. Au surplus, ce commerce, apparemment facile, lui donnait dans la pratique des maux de tête incessants à cause de l’irresponsabilité de certains distributeurs et du sans-gêne de nombreux clients. Il était vieux et ne voyait pas pourquoi il remettrait à plus tard une retraite, même modeste, dont il pourrait jouir longtemps, si Dieu lui prêtait vie.
— Où vouliez-vous m’emmener aujourd’hui ? demanda-t-il enfin pour la soustraire à ses pensées.
— Dans un palais vénitien, répondit-elle en tournant la tête vers lui et en le fixant de ce regard énigmatique qui le déconcertait tant. Vous croyez être en état de le visiter ?
— S’il ne bouge pas, oui.
— Il est immobile depuis six siècles.
— Ah bon ! fit-il seulement.
Pendant le trajet, Fabregas contempla du vaporetto le spectacle de la ville étendue devant ses yeux. Les édifices majestueux lui semblaient à présent se dresser dans le seul but de le narguer. Un décor aussi fallacieux que mes chimères, pensa-t-il. À peine arrivé à l’hôtel, il informa la direction qu’il partirait aussitôt le soleil levé.
— Je m’occuperai moi-même des bagages, précisa-t-il.
— D’accord, ne viens pas si tu ne veux pas, lui disait-il, mais laisse-moi au moins aller te voir. On pourra parler de cette affaire de vive voix.
Cette proposition mettait Fabregas hors de lui.
— Il n’en est pas question, répliquait-il. Je ne veux pas te voir. Si tu viens ou si je crois que tu vas venir, je changerai d’hôtel, je prendrai un faux nom et je me promènerai dans les rues déguisé en Turc.