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Critique de LeScribouillard


George Orwell, écrivain qu'on ne présente plus, a été tour à tour antifasciste, vagabond, mais aussi et surtout penseur politique. Habité par un sentiment moral très fort, il refusa le totalitarisme à une époque où le socialisme se faisait tenter par celui-ci, promut les travailleurs et l'environnement, tout en se conformant à des valeurs morales simples et recherchant à bâtir une société stable, ce qui fit qu'il se qualifia lui-même d'anarchiste tory / conservateur.
Jean-Claude Michéa, qui livre ici une analyse de sa pensée, est un professeur de philosophie du secondaire, réputé pour considérer que le socialisme et le conservatisme ne sont pas incompatibles en ceci qu'ils combattent le libéralisme... voire qu'il faut une part de conservatisme pour être réellement socialiste. Une pensée, vous vous en doutez, facilement récupérable pour les confusionnistes et réactionnaires de tout poil (on se souviendra de Kriss Papillon qui s'en revendique). Si Michéa n'est pas ouvertement rouge-brun, en revanche il a entre autres accepté de faire la Une de "Causeur"... Vous vous en doutez, on va rigoler moyen dans cette critique.
En seulement deux heures de lecture, Michéa dresse un portrait clair et complet d'un auteur pour le moins plein de paradoxes. Il critique vivement l'attitude communément admise de réduire l'écrivain à ses deux oeuvres les plus connues et qui le caricaturent en un vulgaire anticommuniste, et fait le point sur les principales étapes de son cheminement politique. L'occasion pour moi de me rendre compte que connaissant trop peu la vie d'Orwell, j'avais mal interprété certains pans de "1984" ; il faudra que je rafistole ma critique un jour.
Et disons-le, la synthèse d'Orwell entre socialisme et amour du passé est pour le moins juste et belle. On sait que certaines des réussites les plus universelles du socialisme sont justement celles qui refusaient le progrès technologique au détriment de l'humain et revenaient au rêve d'un temps où les hommes étaient plus proches de la nature. William Morris en créant la fantasy ne recherchait sans doute rien d'autre, tandis que l'Art Nouveau, ayant lui aussi accueilli des artistes socialistes, prônait lui aussi une réunification de l'Homme et de la nature, par sa fascination pour les plantes et l'exotisme, plongeant notamment dans des inspirations mythologiques ou médiévales. Victor Hugo et Émile Zola prônaient eux aussi un discours social dans le but d'éduquer une société dont ils voulaient restaurer la noblesse d'esprit ; on notera d'ailleurs chez Hugo une ferme passion pour L Histoire et les choses anciennes. Qui au contraire s'émeut encore de Kasimir Malévitch et de son "Carré blanc sur fond blanc" ? Plutôt que de faire table rase du passé, Orwell propose de se réconcilier avec, en en prônant ses aspects positifs. L'idée qu'on ne changera pas tant le monde en bien par les révolutions que par une mûre réflexion afin d'être sûr de ne pas prôner une idéologie mue uniquement par la colère m'a d'ailleurs fait réfléchir sur ma tendance à la bourrinitude ("La critique et la révolte ne peuvent être justes que si leur moteur principal n'est pas la haine ou le ressentiment mais au contraire leur dépassement, c'est-à-dire la paix avec soi-même"... paix qui passe selon Michéa par celle avec la figure du père, et donc une nouvelle fois le passé).
Seulement, Michéa considère que le progrès n'a plus sa place dans la société et qu'il est temps de revenir à une société purement conservatrice, bien que "socialiste". le capitalisme libéral, dans sa promotion permanente des libertés individuelles, a amené les hommes à se désolidariser les uns des autres pour satisfaire avant tout leur ego ; soit, mais lui considère carrément que toute forme d'émancipation individuelle reviendrait ainsi à défendre l'individualisme, et donc le système économique capitaliste. Tous les nouveaux combats sociaux, toutes les contre-cultures, ne seraient selon lui que de nouveaux moyens de faire fonctionner la société de consommation (plus de personnes libérées = plus de clients), légitimés par une gauche bourgeoise qu'incarneraient les sociologues "officiels" et leur chef de file Pierre Bourdieu. Et c'est là que je dois manifester mon désaccord : affirmer que le progrès n'est plus utile à la société reviendrait à considérer que les luttes féministes, antiracistes, ect., sont dépassées ou pire, seulement des instruments de la bourgeoisie voués à nous détourner de la grande tâche à accomplir : abattre le capitalisme.
L'émancipation féministe a certes servi au capitalisme (pour ne citer que le fameux "Moulinex libère la femme"), mais pouvons-nous pour autant regretter l'époque où les épouses passaient leur temps entre les couches de bébé et les fourneaux ? Sans compter que le discours anticapitaliste est encore communément admis chez l'immense majorité (sinon totalité) des féministes radicales. Refuser de se battre pour une patrie est également une émancipation progressiste et individuelle, et pourtant personne ne peut affirmer qu'il s'agit là d'une mauvaise chose. Voudrions-nous d'un monde où les noirs, les étudiants, les asexuels, ect., n'auraient pas le droit de s'émanciper sous prétexte que ce serait... trop capitaliste ?! Michéa passe sous le silence toutes ces luttes et n'évoque que des avancées sociales qu'il considère comme promotrices d'un plaisir illusoire. Les radios libres sont considérées comme de mallarméens "modernes bibelots d'inanité sonore", l'auteur jugeant visiblement que les musiques actuelles sont dépourvues de mélodie, de poésie ou de réflexion. Mai 68 n'est plus apprécié que pour ses révoltes ouvrières, et pas pour l'ouverture des universités françaises à de nouveaux courants de pensée. On nous annonce enfin que le capitalisme pour séduire les foules mise sur la transgression et la subversion, or je pense tout le contraire : le capitalisme lisse tout ce qui est transgressif pour le rendre acceptable ! Pensez au metal, au disco, au body horror, aux stoner movies, aux dystopies, aux comédies noires... et la liste est encore longue...
(À propos, l'auteur nous renvoie à un moment à un moment à un autre ouvrage, "Culture populaire ou culture de masse ?", qui fait une distinction entre culture populaire, destinée à satisfaire le peuple, et culture de masse, destinée à abrutir les foules. Dans l'absolu, je ne suis pas en désaccord : il existe une part de la culture appréciée par les classes populaires qui tente d'instiller de vraies réflexions quand il en existe une autre qui ne cherche qu'à assouvir les désirs régressifs d'un consommateur abêti. Mais honnêtement, je crains le pire : si l'auteur considère que toutes les oeuvres mainstreams (par exemple typiquement les blockbusters) ne sont que des divertissements stériles et cyniques, on risque fort d'avoir une conception très, très réductrice de la pop-culture).
Michéa refuse en outre l'intellectualisme de la gauche : OK, pourquoi pas, trop de réflexions nous déconnectent de la réalité. Mais les intellectuels de tout courant politique restent nécessaires, afin de pouvoir le théoriser et éviter des dérives idéologiques. Face à tout ce qui porte des lunettes, Michéa préfère pourtant mobiliser un concept orwellien repris à sa sauce, la common decency, qui se rapproche par moments dangereusement d'un "bon sens" populaire arbitraire et trompeur... le comble pour quelqu'un qui se considère comme un philosophe.
Enfin vient le moment où il faut se demander : Voilà pour le conservatisme. Mais pour l'anarchisme ? Il n'est qu'à peine effleuré, évacué sous prétexte qu'"anarchiste tory" était finalement plus une boutade qu'un véritable engagement politique, encourageant ainsi les détracteurs de Michéa dans l'idée qu'il ne fait au fond qu'une critique du progressisme sans proposer derrière de véritable idéal de société socialiste. Et pour ce coup-ci, ce n'est pas moi qui vais leur donner tort. Car vouloir être socialiste et conservateur, c'est bien beau... mais encore faut-il ne pas être uniquement conservateur.
On notera enfin la présence d'une courte conférence en fin de livre, pour le moins intéressante, "À propos de 1984". Michéa imagine que Winston aurait eu une chance de réussir en se révoltant avec les prolétaires. Il s'agissait sans doute d'une démarche plus éthique que de rejoindre la nébuleuse Fraternité, mais l'auteur semble omettre que "1984" cherche avant tout à dépeindre le totalitarisme dans son essence la plus pure, la plus désespérée : les prolétaires y sont totalement aliénés et prêts à dénoncer n'importe qui n'importe quand. Winston y aurait-il eu un espoir ? Ce n'est pas ce que semblait soutenir Orwell, mais cela offre une lecture originale et humaniste de l'oeuvre.
Bref, l'émancipation individuelle ne sera vraiment réelle qu'avec celle du collectif et la lutte pour la liberté ne doit pas détourner le socialiste de son ambition première qu'est la lutte pour l'égalité (sans quoi la liberté n'est qu'illusoire). Mais plutôt que de rejeter l'ensemble des causes de la gauche moderne, je pense qu'il serait plus judicieux d'y aller au cas par cas en nous demandant s'il est effectivement possible d'offrir telle ou telle liberté individuelle sans nuire à la société ou à l'environnement. de même les oeuvres issues d'un contexte de société de consommation ne sont pas forcément vouées à n'être QUE des objets de consommation (c'est une idée reçue démontée avec brio notamment par les spécialistes du cinéma populaire, entre autres ce cher Mr Bobine). Plutôt que de vouloir se jeter corps et âmes dans une nostalgie vite trompeuse ou une modernité souvent mensongère, j'espère quant à moi trouver une synthèse entre modernité et ancienneté, en luttant pour une égalité économique tout autant que pour le progressisme ; c'est du moins le socialisme que j'espère faire advenir.
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