AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Des vies minuscules sous le prisme magnifique des lunettes métaphoriques et puissamment érotiques de Pierre Michon, des lunettes au charme désuet, certes, aux reflets cependant un tantinet réactionnaires, archaïquement virils, à la monture donc quelque peu lourde portée trop longtemps…La fin suffisamment ébranlante heureusement pour les faire valser, ces lunettes…

J'aime ces plumes surannées, qui parlent avec une certaine poésie des territoires reculées de la France, de la ruralité. L'auteur qui excelle en la matière est pour moi Pierre Bergounioux que j'ai découvert avec Miette et Catherine. C'est une plume exigeante, ciselée, travaillée. Une plume qui demande de la concentration, un face à face entre le texte et son lecteur quasi amoureux, patient et attentif. Un peu d'inattention et seule une lueur de soupirail luira dans les cerveaux embrumés. Un talent d'orfèvre pour façonner et sertir la bassesse humaine, la dépression, les états de décrépitude, l'hypocrisie, la solitude, le dégout de soi. le phrasé est tout en circonvolutions, en détours, en détails et précisions toutes proustiennes pour tenter de capter le temps, essayer de l'approcher, de saisir sa relativité, fugacité et éternité, ainsi que ses cycles.

Pierre Michon se situe dans la même veine quant à l'écriture ciselée. Les deux Beune est un court livre composé de deux textes écrits à plus de vingt-cinq d'intervalle, et dont la première partie a déjà été publiée en 1996. La couture entre les deux parties, La Grande Beune et sa petite soeur dernière née, La Petite Beune est très discrète, quasiment invisible.
La Beune est une rivière qui coule au coeur d'un village du Périgord, territoire des grottes préhistoriques, dont la célèbre grotte de Lascaux. Dans ce village, le narrateur est un tout jeune instituteur de vingt ans, il vient d'être nommé dans l'école du village et vient d'arriver. Il fait petit à petit la connaissance d'une poignées d'âmes, petites gens tour à tour sublimes et ridicules : il y a Hélène, femme âgée qui tient l'auberge dans laquelle notre instituteur loge et où les hommes se retrouvent pour parler chasse, pêche, pour boire du calvados et manger de la charcuterie ; il y a Mado, la petite copine qui vient avec sa Dauphine certains jours lui rendre visite, cette voiture emblématique leur servant de lieu exiguë pour leurs tristes et rapides ébats ; il y a Jeanjean, exploitant du coin dont la grange abrite l'entrée d'une caverne peut-être préhistorique ; il y a Jean le pêcheur, fils d'Hélène, dont la passion est de traquer sans cesse les poissons dans la Beune ; et surtout la charismatique Yvonne, la buraliste, femme plantureuse et callipyge qui obsède le narrateur, fantasmant de pouvoir la posséder, au point de ne penser qu'à elle, d'aller chaque jour au bureau de tabac et de l'attendre sur les chemins sylvestres. le narrateur est tellement mû par son désir, par ses fantasmes que son regard n'est que sensualité et sculpte un paysage entièrement saturé de signes érotiques, comme un long poème d'amour. Ces descriptions sont sublimes, de véritables moments de grâce, d'une sensualité à couper le souffle qui laissent entrevoir la part animale frémissant sous la part civilisée. Souvent le narrateur « enfile le pont » pour se retrouver sur « l'autre lèvre » de la berge.

« Je revois ce brouillard. Je revois ce fourreau que tissaient les eaux perfides et tricoteuses de la Beune, et qui le long de la falaise montait gainer les peupliers, l'auberge, l'église. le monde avait mis ses dentelles pour que je les froisse, il m'aguichait de toutes les façons ; le monde est une femme. J'entrai en lui et fus un autre : peut-être est-ce là la cause de tout ce qui suivit ; car les causes, c'est du brouillard'.


Pierre Bergounioux, évoqué précédemment, dresse de beaux portraits de femmes, que ce soit Catherine, femme indépendante et libre auprès de laquelle il a oublié d'être digne, et dont l'abandon laisse le narrateur totalement anéanti, vautré comme une bête, ou que ce soit Miette, qui a réussi à s'élever au-dessus de sa condition précaire de femme à une époque où cela allait de soi, par son silence et son impassibilité qu'elle a préféré aux plaintes et aux larmes. Par sa force aussi lors des quatre années de guerre, tenant son monde à bout de bras. Mais qui restera simple miette de conscience perdue sur les hauteurs de la campagne limousine. Pierre Bergounioux situe son récit dans les années 50/60 pour Catherine et avant même pour Miette.
Pourtant Pierre Michon, lui, fait de la femme l'objet exclusif du désir masculin tout en situant son action à la même période. Certes il situe justement son récit à une époque, celle des années 60, où ce regard sur la femme pourrait se justifier, c'est ce que je me suis dit en début de lecture où la beauté des phrases a compensé cet état de fait. Certes son objectif est précisément de parler du désir, du fantasme viril. C'est vrai. Pourtant, au fur et à mesure de la lecture, les métaphores de possession, de prise, d'emprise, de ventre, de pénétration, qui ont pu me plaire au début du livre, ont fini par me gêner au fur et à mesure de ma lecture. du moins à me lasser. Comme un plat du terroir roboratif plaisant de prime abord, devenant presque indigeste à la fin. Bon, la toute fin m'a renversée, je dois bien l'avouer.

« Elle lâcha le flipper, elle tourna les talons et vivement amena dans le brouillard ses façons de glamour, ses aplombs de grue, son fourreau de nuit sous quoi régnait, absconse, la fente considérable ».

Le pire c'est le pauvre personnage de Mado, cette petite copine qu'il utilise comme exutoire pour ses besoins de mâle, femme maigre et sèche (selon lui), amoureuse de Baudelaire, qui déclame des alexandrins à Hélène, de façon quelque peu ridicule selon lui et fait mal l'amour avec ses petits cris de souris. Très gênée par la représentation de la femme que nous offre Pierre Michon, celle-ci doit être élégante, à talon haut, avec jarretelles, pour susciter le désir. Quant à l'objet du désir, Yvonne, c'est à une véritable réification à laquelle nous assistons. Elle n'est rien d'autre qu'un corps, que des bas de soie, une peau de lait…Même dans le deuxième texte, contemporain, cette femme ne sera qu'une femme passive et apeurée vers laquelle Jeanjean, son amant des bois, qui semble même la fouetter si j'ai bien compris, n'accorde quasiment aucun regard.

L'écriture, heureusement est là et compense, en partie seulement à mes yeux, ces éléments gênants. Les passages sublimes alternent avec d'autres tellement travaillés qu'ils ont tendance à noyer leur propos. Pourtant j'aime les écritures alambiquées, j'aime les aventures de l'écriture davantage que les écritures d'une aventure. Or, j'ai alterné dans cette lecture entre des moments de réelle admiration (et ils sont nombreux heureusement) et quelques moments d'ennui à chercher ce que voulait dire l'auteur.


Au final, ce livre est un beau livre dans lequel l'utilisation incessante des métaphores magnifie les paysages et les lieux d'une façon étonnante, totalement singulière, même si cette utilisation est parfois excessive, dégageant une ambiance rurale telle que nous pouvons en sentir les odeurs, notamment les odeurs putrescines, rien qu'en le lisant. Cette utilisation massive des métaphores traduit également les obsessions, l'obsession sexuelle du narrateur, mais aussi l'obsession littéraire de Pierre Michon pour son histoire ce qui revient au même, nous le sentons confusément. Obsession sur la rivalité entre civilisation et animalité, travaillée, retravaillée, au point d'avoir greffé un second texte au premier, laissant une cicatrice certes discrète mais emblématique. Je ressors un peu mitigée de cette lecture avec cependant en tête des images périgourdines magnifiques, et des sens totalement émoustillés par l'érotisme qui se dégage de ce texte, à l'image d'ailleurs de la photo présentée en jaquette, terriblement sensuelle…La toute fin est torridement inoubliable…Oui, Pierre Michon m'a clairement bousculée.

« L'accouplement est un cérémonial. S'il ne l'est pas c'est un travail de chien ».

Commenter  J’apprécie          7424



Ont apprécié cette critique (72)voir plus




{* *}