Pierre Michon, des années après la parution de "
La Grande Beune" en 2009, publie "
Les Deux Beune", aux éditions Verdier. Ce roman, reprend le fil de l'histoire de l'instituteur tombé en émoi pour la buraliste qui se nommait Yvonne. La suite qui vient de paraitre, nous livre une toute autre promesse.
Augustin Trapenard est parti à la rencontre de
Pierre Michon dans la Creuse, afin qu'il nous décrive cette suite écrite 30 ans après le premier volet. L'auteur explique avoir démarré sur un jeune homme de vingt ans qui tombe éperdument amoureux d'une femme plus âgée que lui, un premier ouvrage qui lui a été inspiré par "L'origine du monde" de Courbet.
Le désir, véritable sujet de cette suite est un élément central qui lui permet d'écrire. Pour
Pierre Michon, construire une phrase c'est "faire advenir le beau en peu de mots". Cette dernière est "une unité complète" qui doit attirer chez le lecteur un "plaisir esthétique et un dispositif de désir".
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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Roulin […] compta tout cet argent proposé. Il avait un jardinet, les enfants étaient grands ; pour les gnôles, la cuite est vite atteinte à un prix fixe, le salaire y suffisait. Et que peut-on acheter ? Tout, quand on a appris ; ce n'était pas son cas.
Je me couchais, la lune un instant pénétrait dans ma chambre et très loin dans des clairières perdues caressait des silex que nul ne voit, la pluie furieuse les enfouissait.

Par quelle bizarrerie ce qu'il croyait être, et qui était, la peinture, c'est-à-dire une occupation humaine comme une autre, qui a charge de représenter ce qu'on voit comme d'autres ont charge de faire lever le blé ou de multiplier l'argent, une occupation donc qui s'apprend et se transmet, produit des choses visibles qui sont destinées à faire joli dans les maisons des riches ou à mettre dans les églises pour exalter les petites âmes des enfants de Marie, dans les préfectures pour appeler les jeunots vers la carrière, les armes, les Colonies, comment et pourquoi ce métier utile et clair était devenu cette phénoménale anomalie, despotique, vouée à rien, vide, cette besogne catastrophique qui de part et d'autre de son passage entre un homme et le monde rejetait d'un côté la carcasse du rouquin, affamé, sans honneur, courant au cabanon et le sachant, et de l'autre ces pays informes à force d'être pensés, ces visages méconnaissables tant ils voulaient peut-être ne ressembler qu'à l'homme, et ce monde ruisselant d'apparences trop nombreuses, inhabitables, d'astres trop chauds et d'eaux pour se noyer.
Mon approche de l'écriture est nourrie de croyances et de magie. Je ne me mets pas à ma table tous les matins, je ne travaille pas de manière raisonnable. J'attends le texte.
Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ?
VIE DE JOSEPH ROULIN.
La jouissance est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes.
A la fin de novembre le temps changea, les eaux se prirent. Les champs inondés gelèrent, des touffes de joncs cuites sortaient toutes droites de l'étendue.
Elle éclipsait presque totalement la figure de mon grand-père Eugène – sans pour autant lui opposer cette barrière bavarde et aigrement condescendante dont certaines épouses circonviennent leur mari, lui refusant la parole, puis toute pensée, et au bout du compte la vie - …
Et sans doute était-ce au printemps, les draps aujourd'hui en poussière fumaient au soleil, les chairs décomposées souriaient dans l’allégresse de mai ; et sous les grappes violemment tendres des lilas, ma mère de quinze ans s’inventait une enfance enfuie déjà.

Au-dessus de ces trous pendant des années innombrables des rennes transhumèrent, qui de l’Atlantique remontaient au printemps vers l’herbe verte de l’Auvergne dans le tonnerre de leurs sabots, leur immense poussière sur l’horizon, leurs andouillers dessus, la tête morne de l’un appuyée sur la croupe de l’autre ; et là, dans le goulet crapuleux que forment s’embrassant la Vézère, les deux Beune, l’Auvézère, on les attendait avec des limandes, des becs-de-perroquet, des haros ; et les mangeurs de lichen de loin entendaient les tambours, voyaient des feux si c’était la nuit et le jour voyaient la fumée, mais sans dévier ils prenaient vers les tambours, s’étiraient dans les étroitures au bord de l’eau, tremblants ; ils y allaient tout droit ; car si les rennes avaient pu concevoir un dieu ou un démon ils l’auraient prié et pensé là, calendérique et imparable, chaque mois d’avril se levant partout à la fois sur les crêtes, déchaîné sans cause comme sont les dieux, apparaissant dans un corps multiple animé de la volonté unique de les rendre fous, dans des cliques à grandes gueules, des hommes tout en haches, des fosses avec des pieux dedans ; et ils auraient pensé que ce dieu était clément, car après tout ils n’en laissaient jamais là qu’un tiers, et le restant tout l’été jouissait des lichens d’or sur les basaltes, du soleil qui se couche derrière les doux volcans ronds quand le temps est beau et qu’on rumine l’herbe du jour.