Je revois encore les lèvres qui me souriaient, je me souviens encore de l’odeur de gardénia qui semblait venir des plis de sa robe. Elle me tendit un verre chaud qui fumait et sentait bon.
Toute la nuit la soif me tourmenta mais me sauva des morts et de leurs jambes grises.
Je pris la photo. La lumière de fin d'après-midi était éclatante sur les briques au-dessus d'eux. J'allais partir mais la femme me fit signe d'attendre, parla à l'oreille du garçon et retourna dans la maison. Elle revint avec une photographie encadrée. Elle reprit sa place à côté du garçon et porta la photographie contre sa poitrine. Dessus je ne distinguais qu'une silhouette devant une table. Le garçon passa les mains dans ses cheveux. La femme me souriait et je fis semblant d'appuyer sur le déclencheur. La femme inclina deux fois la tête et je retournai vers la voiture.
Cette nuit encore les morts poussèrent avec leurs jambes grises. Avec les hommes de Collins j'essayais de retenir la bâche. C'était impossible, personne n'avait assez de force mais personne n'avait besoin d'aide, sauf moi. Il me semblait qu'O'Leary n'était pas loin derrière moi et je me demandais pourquoi il ne posait pas son fusil et ne venait pas m'aider. Je me demandais, puisque les morts n'en voulaient pas, pourquoi personne parmi nous ne pensait à lâcher la bâche et à rentrer chez soi.
Soudain je me penchai vers Collins et lui dis dans un demi-sommeil et sans vraiment réfléchir : Collins, qu’est-ce que nous avons vu là-bas ?
Je fermai les yeux et, songeant au rêve que je faisais des mots sous les bâches, me demandai si à cause de l'inconfort de la voiture nous aurions encore plus de mal cette nuit à les en recouvrir.
Je me demandai quel problème nous aurions cette fois, et pourquoi aussi dans mon sommeil seul ce moment-là revenait, et pas les autres. Je veux parler de tout ce qu'on vit là-bas, les jours suivants et qui nous donna le même chagrin, et parler aussi de tout ce que je ne pus photographier, la fin du jour, les prières, les odeurs et le vent dans les ordures qui brûlaient le jour et la nuit.
La lune flottait au-dessus flottait au- dessus de nous. A force de la regarder elle se troubla.
Je pris la photo. La lumière de fin d’après-midi était éclatante sur les briques au-dessus d’eux. J’allais partir mais la femme me fit signe d’attendre, parla à l’oreille du garçon et retourna dans la maison. Elle revint avec une photographie encadrée. Elle reprit sa place à côté du garçon et porta la photographie devant sa poitrine. Dessus je ne distinguais qu’une silhouette debout devant une table. Le garçon passa les mains dans ses cheveux. La femme me souriait et je fis semblant d’appuyer sur le déclencheur. La femme inclina deux fois la tête et je retournai vers la voiture.
"Attendez, on na pas tout vu. Ça commence à arriver. Dans des fosses à la mitrailleuse, des milliers. L’Ukraine, c'est un cimetière. Et qui les creusait ces fosses ? "
Il se tut, et dans un murmure :
"Alors pendant qu'ils creusaient à quelle vitesse battaient leurs cœurs ?"
Je me demandas s'il avait raconté les mêmes choses à son père qu'à sa mère et je me souvenais de l'avoir pris en photo devant la voiture quelques jours avant son départ, et je me demandais si quelqu'un à part moi, lirait dans son regard ce qu'il avait vu. Au moment où je déclenchai, il avait l'air heureux, il rentrait chez lui.