Citations sur Rural noir (41)
Le choc passé, il y eut la joie.
Cette image un peu folle de son frère et de sa meilleure amie.
Le petit Chris et la belle Julie. Un revirement dans l'histoire du gang.
Ils échangèrent une nouvelle accolade sur le perron.
Julie avait été le modèle pour leur découverte de la féminité tout au long de leurs jeunes années, elle était devenue celle qu'ils protégeaient, pour mieux la désirer en cachette.
Romain fut soulagé de voir qu'elle avançait avec l'un d'eux. Chris était un bon compagnon et ferait un bon père.
— Vous l'appelez Lemmy. Et c'est moi qui m'occupe de son éducation musicale.
— Essaye même pas pour les prénoms, j'ai renoncé, tu la connais…
Romain ressentit une joie profonde.
Mais il connaissait son frère et comprit qu'il était sur la retenue, incapable de se confier. Il n'alla pas plus loin avec ses questions.
— J'ai hâte de la revoir, la Julie.
Chris referma sa portière doucement, le regard posé sur son reflet. Une courte absence.
— Oui… ça c'est l'autre truc dont je voulais te parler. Elle sera là Julie, et même à la maison.
— Super !
— Ouais, parce que en fait, on est ensemble depuis deux ans, elle habite avec moi, ici… Et elle est enceinte… de moi évidemment. Bon retour chez nous, grand frère.
Si l'amitié était celle des âmes, les choix étaient ceux des hommes.
Ils le savaient, s'en étaient fait des œillères. Mais c'était leur pote, le « Captain » du gang.
La petite clochette tinta et rappela à Romain celle de l'épicerie où les mains fourchaient souvent vers le bac à bonbons.
Personne pour accueillir le frère prodigue expatrié quand il découvrit une pièce rustique où trônaient des poteries.
Chris avait repris le flammé morvandiau, Romain fut impressionné par la qualité de son travail.
Une porte menait à un atelier.
Il était là. De dos. Concentré sur sa tâche. Romain fendit sa bouche d'un rictus amusé.
— Bonjour ! Je viens de trouver une paire de testicules rangée dans l'entrée, je voulais savoir si c'était à vous ?
Chris se dressa. Son large dos put enfin se libérer de la concentration imposée par l'exercice.
Romain enfonça le clou :
— Hé, Demi Moore ! T'inquiète pas : à continuer de tripoter de l'argile comme ça, tu vas finir par le retrouver, Patrick Swayze.
Il se retourna, le visage éclairé par son sourire le plus sincère.
— Putain, venant d'un mec qui nous bassinait pour regarder Dirty Dancing et qui mettait ça sur le dos de Julie, ça me fait bien rire.
Romain, vingt ans à peine, avait alors tout abandonné trois mois après, quitté la France, et laissé son cadet pas encore majeur avec les responsabilités et son chagrin.
Le jour de ses dix-huit ans, Chris avait fait son choix : il s'était engagé dans l'armée. Fier de servir sous les drapeaux.
Ne plus jouer à la guerre, mais la faire.
Il avait été mobilisé en première ligne.
Après qu'il l'eut appris, et pendant toutes ces années de distance, Romain avait vécu avec la peur de le perdre lui aussi. Mais jamais il n'était revenu.
Depuis sa jeune retraite, Chris s'était reconverti en potier local. L'atelier était situé à côté de l'ancienne gare.
Le bruit des graviers devait l'avoir averti de l'arrivée d'un visiteur.
Il passa devant la bifurcation de la route où un panneau annonçait : « Mouligny, 0,9 km », le lieu-dit témoin de son enfance et de sa jeunesse, et continua pour remonter la route principale.
Il pensa à Chris, ce petit frère casse-cou, devenu très jeune fana de commando, de tir et d'images des élites militaires, en froid avec une certaine autorité. Pas vraiment turbulent mais peu intéressé par quoi que ce soit, il inquiétait leurs parents qui se demandaient quelle voie il allait pouvoir prendre.
Ils étaient morts dans un accident de la route par une nuit de verglas.
Le clapotis était reposant. Un vol de tourterelles quitta un bosquet derrière lequel s'élançait un champ occupé par un troupeau de charolais.
Pas mal de panneaux « À vendre », des volets clos.
Il eut alors ce sentiment de se sentir à nouveau chez lui.
On était fin octobre et une armada de nuages barricadait le ciel.
Avant de retrouver son frère, il décida d'arpenter le village. Il découvrit les points de chute du gang : la petite place du marché entourée de bâtisses baignées dans le calme, avec sa cabine téléphonique. De là, il avança le long de la rivière, mains dans les poches. Le niveau était bas, de quoi passer des heures la ligne dans l'eau sans la moindre touche. Un hiver de grand froid, ils s'étaient amusés à patiner dessus.
Monopole des gosiers et de l'animation locale. Un écriteau « Bienvenue » avec sa peinture écaillée invitait à pousser la porte et à affronter les regards des enracinés.
À deux pas, le cellier encore en activité, celui où il allait toujours chercher le vin de table du père, tout en s'octroyant une ou deux gorgées.
Un tracteur passa à ses côtés et, dans un réflexe conditionné, il le salua d'une main levée. Il se savait déjà sous le regard de quelques habitants cachés derrière leurs rideaux. Impossible pour eux de reconnaître dans cet homme aux cheveux ras, vêtu de jean des pieds à la tête, le jeune Romain « de Mouligny », le gamin qui vivait sourire aux lèvres dès qu'il n'était pas obligé de rester assis dans une salle de classe.
À côté de la vieille gare de treillage, la sellerie abandonnée était gagnée par la rouille et son toit en ardoise menaçait de s'effondrer. Deux poteries construites dans d'anciens corps de ferme étaient ouvertes. Une seule voiture était garée sur les places de stationnement. Il traversa la voie de chemin de fer désaffectée qui leur avait si souvent servi à partir en virée et à rentrer chez eux, à son frère et lui. Plus bas, le lavoir était toujours fleuri, à quelques mètres de l'auberge des parents de Vlad, aujourd'hui fermée.
Il remarqua qu'un café sur les trois existants avait survécu.