AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Erik35


"FRANÇAIS ENCORE UN EFFORT..."

"... Si vous voulez être républicains", ajoutait, non sans une certaine irrévérencieuse provocation le "Divin Marquis" Donatien de Sade dans l'un de ses textes les plus fameux : "La philosophie dans le boudoir". Ce à quoi Octave Mirbeau, célèbre auteur de la fin du XIXème siècle et, à ses heures, essayiste pamphlétaire foncièrement attaché à la cause libertaire, n'aurait pas manqué d'ajouter : "... Si vous voulez être anarchistes" !

Car, pour lire encore aujourd'hui se texte sans s'emporter véhémentement contre ce que l'auteur incite le citoyen français à faire, dans cet article très souvent réédité depuis sa première publication dans le Figaro de 1888 (lequel n'a vraiment plus grand rapport avec celui qui existe aujourd'hui, bien qu'il en porte toujours le nom... Il sera par exemple très engagé dans la dénonciation de l'affaire de Panama puis, au côté de Dreyfus bien avant beaucoup d'autres journaux de l'époque), il ne faut surtout pas oublier deux fait absolument essentiels :

D'une part qu'Octave Mirbeau est, a toujours été (malgré une période sombre de sa vie d'écrivain ou il se vendit, littéralement, aux forces les plus réactionnaires de son époque) un penseur de la cause anarchiste, et ce texte, aussi bouillonnant qu'intraitable se situe donc bel et bien dans cette philosophie politique, clairement opposée au système républicain et, tout autant, à la démocratie représentative de cette IIIème République alors toute jeune, puisqu'en dehors de l'éphémère IIème République, le XIXème siècle fut surtout riche de pouvoirs autocratiques en tous genres, et c'est cette forme d'Etat que nous connaissons depuis sans discontinuer (à l'exception, notoirement funeste, de la parenthèse de la "Révolution Nationale" sous Pétain), mais non sans de multiples couacs, crises, "affaires" et autres remous souvent pénibles et honteux, mais qui ont pu, peu ou prou, se dissoudre dans cette forme de gouvernement. N'attribue-t-on pas, à son sujet, ces mots de Winston Churchill, quelques décennies plus tard : "La Démocratie est le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres"...

D'autre part, ce texte, qui fut donc d'abord un article de presse, s'intègre à un moment extrêmement délicat de la IIIème république qui, ne l'oublions pas, n'a jamais eu de constitution "monobloc" à proprement parler, comme nous le connaissons avec notre actuelle Vème République puisqu'elle s'est faite sur un genre de compromis -on peut presque parler de marché de dupes- entre Républicains d'une part, et monarchiste d'autre part, sur les cendres du 2nd Empire, de la Commune de Paris et de l'invasion d'une partie de la France par les troupes allemandes après la défaite de Sedan, compromis ayant finalement abouti à une série de "Lois Constitutionnelles" adoptées, les unes après les autres, en 1875. Et si ces lois semblent conforter définitivement un régime de type Républicain, les monarchistes n'ont pas encore abandonné toute idée de prise du pouvoir, malgré l'échec de leur précédent "poulain" Mac-Mahon.
Aussi, lorsque arrive, relativement subitement sur la place publique, un certain Général Boulanger, celui-ci parvient aussi bien à rallier un certain nombre de radicaux, des socialistes de premier plan ainsi que des blanquistes mais, aussi étonnant que cela pourrait paraître étonnant aujourd'hui, des monarchistes convaincus tout aussi bien que des bonapartistes revanchards. Il faut dire que le personnage est tout aussi séduisant que fieffé, que son passage au ministère des armées en a convaincu plus d'un, que sa position clairement revancharde a su en hypnotiser beaucoup, tout autant que ses opinion concernant une République forte et solide bien qu'il ne dissimule guère son peu d'attirance pour le parlementarisme, qu'il estime d'essence bourgeoise et aristocratique les régimes précédents avaient aussi leurs parlements, bien que de façade). Par ailleurs, il se dit favorable à la mise en place d'une assemblée constitutionnelle, ce qui attire les royalistes pensant ainsi pouvoir renverser démocratiquement ce régime honni. Voici donc un genre de sauveur des uns et des autres (diamétralement opposés sur le pur terrain politique) dont nul, finalement, n'a jamais pu savoir ce qu'il aurait fait une fois au pouvoir, puisqu'il se refusa au coup d'Etat après qu'il eut remporté haut la main ses premières élections législative. le phénomène se déballonna presque aussi vite, le malheureux Général se suicida sur la tombe de sa maîtresse trop tôt défunte, et l'on ne reparla plus de lui, de loin en loin, que comme l'un des exemples à ne pas suivre de ce fameux "populisme" qui resurgit tout autant qu'on le ressort à chaque nouvelle crise de la représentation. On en voit très bien les "modèles" actuels...
N'oublions pas, non plus, que cette sorte de bouffissure républicaine - et ce goût inaltérable des français pour "l'homme providentiel"-prit racine au beau milieu de la première grande affaire géo-politico-capitalistico-affairo-financièro-magouillo-corruptrice (oui, oui, au moins tout cela!) de cette République renaissante, et néanmoins l'une des plus graves connues à ce jour puisque elle eut des répercussions jusque avant la première guerre mondiale, bien que fort peu de ceux y ayant participé, ou simplement tâté, se retrouvèrent devant les tribunaux et punis, ou pour seulement peu de temps... Toute ressemblance avec des événements récents serait bien entendu parfaitement fortuite. (A noter pour la petite histoire que l'un des rares parlementaires à avouer "honnêtement" sa participation à l'affaire fut parmi seul à subir les affres de la justice... Une leçon à retenir pour les suivant...?)

C'est donc dans ce double contexte trouble et troublé que Mirbeau se lance dans cette sorte de manifeste intitulé "La grève des électeurs" et dont on n'imagine guère, ainsi que le note judicieusement Cécile Rivière dans son éclairante postface, de pouvoir le relire à la une de quelque grand quotidien actuel que ce soit, tant il est convenu d'estimer que le vote est une obligation (d'ordre moral) bien avant que d'être un droit, que d'en critiquer les fondements revient, peu ou prou, à vouloir saper les bases même sur lesquelles repose notre démocratie.
C'est pourtant bien ce que nous rappelle notre anarchiste : Si j'ai le doit de voter, j'ai tout aussi bien le droit de NE PAS voter. Mais il ne faudrait surtout pas en déduire pour autant que l'usage en négatif de ce droit puisse être lié, de quelque manière que ce soit, à une espèce de paresse citoyenne ; pas plus qu'il ne serait oubli momentané de cette obligation -même simplement morale- ou encore une triviale préférence pour une autre activité du moment (pêche à la ligne, concours de lancer de petits pois, rédaction d'une critique pour le, par ailleurs, excellent site Babelio...). Non ! C'est bien à une GRÉVE GÉNÉRALE, un acte mûrement réfléchi et clairement affirmé tout autant que volontairement réalisé, par l'ensemble du peuple français, que Mirbeau nous invite, nous convie. Quant à la raison, il n'a de cesse de nous la donner, de diverses manières, avec mille exemples, toujours dans style des plus convaincants même dans l'excès, et que l'on peut résumer ainsi : l'électeur est un mouton qui vote pour le boucher qui va l'égorger !

Bien entendu, on rétorquera que c'est excessif, que les choses ne sont pas aussi simples que cela, que tous les politiques ne sont pas irrémédiablement les pourritures, les profiteurs, les voleurs, les violeurs, les bouchers que l'auteur, dans sa verve purificatrice, dénonce à toute force. Pourtant, et même sans devoir partager son engagement philosophique, est-il absolument impossible de reconnaître de vraies raisons à cet emportement textuel qui nous bouscule encore aujourd'hui, presque cent-trente ans après la rédaction de cette remarquable diatribe ? Ne sommes nous pas abreuvés, à chaque élection d'importance, de promesses intenables et non tenues, de serments violés dès après le décompte des votes, de coups de poignards dans le dos des électeurs tout aussi bien que de l'allié de circonstance ? Ne voit-on pas éclore, d'année en année, des hommes et des femmes politiques, dont c'est devenu un MÉTIER, une profession à part entière, une CARRIÈRE , tandis que ce ne devait être qu'un moment intense de services rendus à ses semblables, un moment, seulement. Une carrière qui a vu peu à peu se créer une sorte de caste (on commence même à voir des générations familiales de politiciens professionnels), s'appuyant sur les partis, sur le monde de la finance et celui des médias, ce dernier appartenant le plus souvent aux seconds...? Et que dire de toutes ces "affaires" plus lamentables, turpides, honteuses qu'il y a plus d'un siècle, Mirbeau décrivait déjà quasiment comme s'il était un homme d'aujourd'hui ?

C'est, en filigrane, la question même de notre système politique que l'auteur remet en cause, sur lequel il nous pousse à réfléchir presque malgré nous. Se poser les bonnes questions sur ce système qui s'appuierait, entre autre, sur une sorte de chantage moral où le non-votant n'aurait guère plus qu'un seul droit : celui de se taire ! Tandis que la caste des élus peut tout, ou presque, se permettre, y compris voter les lois qui lui permettra de passer entre toutes les gouttes tandis que le citoyen lambda est assuré d'y rester. C'est ce qu'il nous fait comprendre ainsi : "Voila pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu'un fait unique domine toutes les histoires : la protection des grands, l'écrasement des petits."

Parce que l'on a peu à peu oublié une chose qui me semble essentielle - et c'est aussi pour cette raison que je relis, avec un ravissement non dénué de pessimisme des temps - ce petit texte (suivi, pour cette édition de l'excellente maison Allia, d'un autre dans la même veine nommé "Prélude") avant chacune de nos grands messes électoralistes, présidentielle en tête, que, ainsi que le rappelle avec sa si vive intelligence la philosophe Simone Weil, la "Démocratie" n'est pas une fin en soit, seulement un moyen, qu'elle a pour but premier de servir le bien, la vérité, la justice : "Mais il faut d'abord reconnaître quel est le critère du bien. Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l'utilité publique. La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison", écrit-elle précisément. Et comme elle l'explique ailleurs, ces démocraties issues de la grande révolution française, qui s'appuient sur la délégation de pouvoir via le vote des citoyens et s'est donc pour jamais éloigné de toute démocratie directe -difficile à mettre en place, ardue à concevoir, exigeante pour tous à faire perdurer mais si peu essayée qu'il est difficile de prétendre qu'elle est impossible -, ne peuvent aboutir à ce bien puisqu'elle met trop vite en jeu des intérêts puissamment contradictoires et tout aussi puissamment hors de portée et de connaissance du commun des mortels, à commencer par ceux qui se font élire pour toutes les pires mauvaises raisons du monde la masse élective et souvent embrigadée par ces annihilateurs de pensée individuelle que son les partis constitués.

Alors, bien sur, cette grève générale du vote ne verra sans doute jamais le jour, mais, à y bien réfléchir, l'idée serait-elle moins mauvaise que de finir par voter "pour le moins pire" comme finissent par le faire la majorité des votants, selon les convictions intimes du moment et la bonne ou mauvaise communication du vainqueur ou du perdant. Ce qui - y compris lorsqu'on se donne un semblant de bonne conscience en votant contre ce qui pourrait, de manière quasi certaine, s'avérer le pire du pire - donnerait ou donne peut-être déjà le niveau de déréliction, de décrépitude de cette institution centenaire qu'est le vote électoral s'il n'a plus d'autre sens que d'être un simple barrage. C'est affreusement historique : les barrages finissent presque toujours par céder.

Et de finir par se demander si, à l'invitation d'Octave Mirbeau, pour faire trembler un pouvoir assis sur des bases bien malsaines, dévoyées et faussées, nous ne devrions pas tous nous masser devant nos mairies ce fameux jour-là, et... Refuser d'y entrer pour entendre l'incontournable : "A voté !"
Commenter  J’apprécie          175



Ont apprécié cette critique (13)voir plus




{* *}