un enfant peut épidermiquement percevoir, sans se tromper, le malheur et le bonheur des adultes.
Vous portiez un ample tailleur en velours noir, qui convenait à l’automne avancé dans cette Europe du Sud, et un collier éblouissant, et votre apparition m’évoqua soudain tous ces lacs italiens que je n’avais pas encore vus. Ces paysages délicieux des lacs de Côme, Majeur, de Lugano, de Garde. Vos gants en dentelle suggéraient les fines branches des arbres des bosquets bordant les rives des lacs qui dialoguent avec le ciel du crépuscule. Votre collier, les étoiles miroitant dans le soir. Votre poitrine, palpitant discrètement sous le velours noir, la montée calme et brûlante des eaux du lac au milieu de la nuit, obéissant à des forces impérieuses pour rejoindre le ciel constellé…
Et cette spectaculaire sortie de scène de Mme Tamaki n'était pour moi rien d'autre que l'agonie d'un papillon. Répandant autour de lui la poudre luisante de ses ailes brillantes, il voletait, égaré sur scène, sans savoir comment dissimuler leur triste déchirure. Dans ses grands yeux bleus morts, scintillait une mer impassible. Après avoir vainement tenté de se redresser, ses antennes plongeaient et le papillon finissait par s'effondrer dans le frémissement d'un râle qui déferlait comme un ressac.
Quand elle chantait "Un bel di vedremo ", on voyait apparaître à ses yeux la couleur de la mer. Sur la mer grossière en carton-pâte, descendaient d'authentiques esprits marins. Les yeux de madame Butterfly n'étaient plus noirs comme chez les Japonaises. A force de guetter, jour après jour la mer, ils avaient fini par en prendre la couleur. Mais, comme un pressentiment, juste avant la tragédie du dernier acte, où même son visage pourrait avoir un teint de mer, elle jetait un regard extatique vers l'éclat aveuglant de la mer en plein jour. Un navire qui lui apporte la tragédie. Ce sont les yeux d'azur transparent de Madame Butterfly qui l'ont attiré. Ce qu'elle attendait, ce n'était pas Pinkerton. En réalité, c'était la tragédie. C'était la mort. Ce qu'elle consumait à attendre...
mon père voulait se griser de l’incertitude irisée de l’existence.
Quoi qu'il en soit de l'au-delà, en ce monde-ci il n'y a que l'accomplissement.
Au fond de l’abîme, on retrouve souvent sa gaieté.
À la différence des actions de bonheur qui ne rapportaient aucun dividende, celles de malheur étaient garanties pour une rémunération régulière. À la différence du bonheur qui est tel un fantôme qui échappe à la vie, ce malheur est complètement collé à la vie
Si, à vingt ans, je comprenais que, devant une telle distance azurée, l’amour, la volonté et l’espérance suprême d’un être humain sont bien vains, ce tour du monde, projeté par mon père pour oublier la mort de sa femme, m’a peut-être enseigné l’art d’oublier, quand je n’avais encore rien à oublier, celui d’oublier le monde avant même de le connaître.
la certitude d’être aimé de tout le monde frappait de nullité tout problème sentimental et il lui était donc inutile d’aimer.