Citations sur N'appartenir (20)
Sur l'instant, je me dis cette chose bizarre : je dois absolument conserver quelque part le souvenir des sensations des premiers âges. Sans elles, rien jamais n'aura de valeur. Alors j'ai gardé dans un coin une petite collection de doryphores, de nuages, de gouttes d'eau sur le bitume, des madeleines, ni plus ni moins. Je les convoque quand il me faut me rappeler que j'existe.
Longtemps j'ai tenté d'appartenir, toujours assez mollement, sans grande conviction, sachant d'avance, au plus intime, que ça ne marcherait pas. Mais les meilleurs mensonges sont ceux que l'on se raconte, et puis ça avait l'air de satisfaire tellement de gens, ce truc. Choisir une place, une catégorie, y pénétrer, s'y lover. Faire comme si le bonheur y résidait, le sens de la vie aussi.
Les enfants savent, ils sentent, lorsque le crime les entoure, ils l'absorbent.
Et voilà que du haut de mes huit ou neuf ans, expert autoproclamé en cigarettes et impérialisme yankee, j'entreprends d'expliquer doctement au type qui m'en a offert une que c'est en fumant des Marlboro qu'il va faire entrer l'impérialisme dans le pays.
Non mais c'est quoi cette hallu ? Ramenez-moi à la maison. Comment vous pouvez me faire un truc pareil ? Parce que comme coup de pute, ça se place un peu là. Prendre un gamin de quinze ans, le téléporter directement du Jardin des Plantes jusqu'à Nouakchott. Un gamin athée, de gauche, convaincu qu'il existe un truc appelé droits de l'homme, comme tout le monde en gros, en son lieu et en son temps. Téléporté donc, dans un pays où des êtres humains en possèdent d'autres, par héritage ou par achat.
Tu n'es pas ce Blanc, ce nasrani que tu crois être. Et c'était si bizarre cette chose, ce destin : être considéré comme un des leurs par ceux à qui je ressemblais au-dehors, incarner l'autre, le jamais pareil pour ceux à qui je ressemblais au-dedans.
La violence était nommée, assignée : elle venait de mes semblables. Auxquels pour autant je ne pouvais m'identifier, ne connaissant ni cette guerre, ni ce pays. N'en venant d'aucune manière, mais devant faire avec cette drôle de proximité avec les assassins des amis des pères de mes camarades de classe. Ces Arabes, ces Kabyles, amateurs de sourires.
Car il y a de la douleur à voir l'autre ne pas entrer dans le cadre commun, celui qui permet de dire : il est de mon sang, de ma foi, de mon côté, on partage quelque chose de précieux et de particulier. Il y a de la douleur à renoncer à ce qui nous unit. (p. 68)
C'est ainsi que j'ai pu faire cette chose extraordinaire et scandaleuse: écrire. Car depuis qu'il y a des hommes et qu'ils lisent Artaud, on sait que toute écriture véritable est un scandale. (p.67)
Toutes ces errances pour échapper, on peut rêver, à cette malédiction de la non-appartenance, me débarrasser des affres du miroir de l' intranquillité . (p. 65)