Au lycéen qui lirait ce livre par obligation scolaire et en traînant des pieds, je dirai que l'actualité replace "
le Tartuffe ˮ au rang d'oeuvre comique incontournable, mais qu'au-delà, c'est un livre de combat.
Récemment en France, des esprits libres ont payé de leur vie des caricatures de la fausse dévotion tandis que d'autres sont morts pour avoir simplement manifesté de la joie et de l'insouciance fraternelle, impies aux yeux de certains.
Ces drames ne doivent rien au hasard.
On sait, au moins depuis
Bossuet et Pierre Nicole qu'il y en a qui voient dans la gaieté une démarche sacrilège, au motif que le Christ n'aurait jamais ri.
On sait désormais qu'il n'est pas le seul à avoir les lèvres gercées.
Le concile de Bourges en 1584 exhortait tous les Chrétiens à "fuir autant qu'il leur sera possible, les Danses, les Jeux publics, les Comédies, les Masques et les Jeux de hasard "ˮ.
Là encore, on peut dire que la leçon a été partagée par-delà les frontières confessionnelles.
Certains comiques confondent hardiment positions courageuses et provocations puériles (sur les femmes, les homos, les cathos...).
La lecture de Tartuffe leur permettrait peut-être de mesurer la distance qui sépare des saillies convenues rebondissant sur le dos large d'une démocratie blasée, de charges courageuses qui peuvent coûter la vie à leur auteur.
Car en cette année 1664, quand
Molière joue pour la première fois cette pièce comique (encore appelée l' "Hypocrite" ), les dévots sont tout puissants au sein de la Cour.
Parmi eux, Armand de Bourbon Prince de Conti qui après s'être compromis durant la Fronde, veut revenir en grâce. Il met alors fin à sa vie libertine (le fait d'avoir contracté une maladie sexuelle n'y est peut être pas pour rien) et comme tous les nouveaux (re) convertis, choisit le fanatisme.
Adepte de la pénitence et des mortifications, membre de la Compagnie du Saint-Sacrement de l'Autel, il écrit en 1667 : "la critique [de la comédie] a droit de corriger ce qui est même selon les lois les plus étroites, et les plus sévères de cet art. Comme c'est la religion de Jésus-Christ qui la guide, elle suit des règles infaillibles, et pourvu qu'elle les applique avec justesse et avec fidélité, elle ne se trompe point dans ses jugements."
L'infaillibilité des règles...On voit ce que donne l'adhésion à ce principe.
Dans ces circonstances, en utilisant le ressort comique, la forme de la farce, pour traiter les " grands" sujets qui interrogent sur la morale,
Molière est aux portes du sacrilège.
Ses ennemis ne s'y trompent pas (cette pièce sera interdite pendant 5 ans avant de pouvoir être enfin rejouée).
Que contient donc ce texte pour causer autant de soucis ?
Orgon, un bourgeois parisien et sa mère Mme Pernelle, n'ont foi qu'en Tartuffe, un dévot qu'ils ont recueilli. Ce Tartuffe est proposé comme modèle de conduite aux autres membres de la famille, ce qui les désespère. Dorine la servante est particulièrement hostile à ce personnage qui contrôle et critique tout (" Il passe pour un saint dans votre fantaisie : tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie ˮ). Elle ose également une tirade (dont imagine sans peine l'effet qu'elle a du avoir sur Conti) :" [son âme] prude à son corps défendant. Tant qu'elle a pu des coeurs attirer les hommages, Elle a fort bien joui de ses avantages ; Mais voyant de ses yeux tous les brillants baisser, ...Du voile pompeux d'une haute sagesse de ses attraits usés déguiser la faiblesse....
Orgon s'est tellement entiché de son dévot qu'il envisage de lui donner sa fille en mariage, au désespoir de cette dernière. Enhardi, Tartuffe s'aventure même à lutiner Elmire, la femme d'Orgon.
Ce dernier reste sourd et aveugle et quand sa femme l'informe de l'inconduite du saint homme, non seulement il ne la croit pas, mais encore, pour manifester son entière confiance en Tartuffe, il lui offre sa fortune : " Un bon et franc ami, que pour gendre je prends, M'est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
Alors, pour lui ouvrir définitivement les yeux, Elvire propose à son mari de se cacher sous une table pendant qu'elle fera venir Tartuffe près d'elle. Ci-fait, le dévot se précipite et se lance bientôt dans des assauts libidineux : " Mais si d'un oeil bénin vous voyez mes hommages, Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?ˮ"
D'assurés témoignages : Tudieu ! il lui propose la botte ?!
Finalement démasqué, Tartuffe tente de se venger. Devenu propriétaire de tous les biens d'Orgon, il veut le chasser de chez lui et même le faire arrêter. Heureusement, le " Prince ˮ a démasqué le complot de Tartuffe et le fait emprisonner.
Fin.
Bien sûr,
Molière prend soin de préciser qu'il vise la fausse piété et non pas la religion elle-même et qu'au fond, ce Tartuffe ne cherche qu'à faire croire qu'il croit.
Pour s'assurer le soutien royal qui lui est indispensable, il n'omet pas non plus de vanter la perspicacité et le discernement du " Prince ˮ.
Mais en dépit de ces sages précautions, personne ne s'y trompe, cette pièce est un brûlot dont la forme comique démultiplie l'impact.
Aujourd'hui comme hier, les Tartuffes sont partout.
Heureusement,
Molière et ceux qui ont suivi son enseignement continuent de nous faire rire en accrochant de fausses moustaches aux faces des idoles.
Incontournable !