Tout en mangeant, je riais, plaisantais, je faisais même de l'esprit, ce qui chez moi, d'ordinaire sérieux et méditatif, semblait un trait inaccoutumé.
J'avais rencontré en ma femme l'amour auquel j'avais si longtemps aspiré en vain; maintenant, après l'amour, ce serait sans doute le tour de la création littéraire.
Mais j'ai ceci au moins de bon en moi : une conscience nette et ombrageuse qui m'arrête à temps sur la route de l'illusion.
Mais aimer, cela veut dire encore ne pas comprendre, car, s'il est vrai qu'une force d'amour implique la compréhension, il en est également une autre, plus passionnée, qui vous aveugle devant la personne aimée.
Cet air singulier, cette beauté insaisissable qui, tel un reflet de soleil sur un mur, ou l'ombre d'un nuage au-dessus de la mer, pouvait à chaque instant s'effacer, lui venait sans doute de ses cheveux d'un blond métallique, toujours un peu défaits, dont les longues mèches évoquaient l'envol de la peur, la fuite, envol aussi de ses yeux bleus, immenses, légèrement obliques, avec leur pupille dilatée dont le regard humble et flottant suggérait, comme la chevelure, un état d'âme craintif et fuyant.
Sa figure longue et mince avait cet air fuyant, égaré, presque impénétrable qu'ont parfois les déesses classiques dans quelques médiocres tableaux anciens dont la peinture incertaine est rendue plus hésitante encore par la patine du temps.
Aimer, cela veut dire, entre bien d’autres choses, trouver du charme à regarder et à considérer la personne aimée.
Il me vint tout à coup à l'esprit que je ne pourrais sortir de cette atmosphère d'irréalité qu'en ressentant ou infligeant une douleur, par exemple en prenant ma femme par les cheveux ou en la jetant à terre sur les cailloux pointus du sentier et recevant moi-même en riposte un bon coup de pied dans le tibia. Peut-être pourrais-je apprécier la valeur de mon manuscrit en le déchirant et le jetant au feu.
Je sentais que j'aimais ma femme chaque jour davantage, mon sentiment s'alimentant et se renforçant chaque soir de celui du soir précédent; et elle, de son côté, ne semblait jamais épuiser le trésor de sa tendre et sensuelle complaisance. Ce sont ces nuits qui pour la première et peut-être la dernière fois de ma vie me firent pénétrer le sens de ce que peut être une passion conjugale : ce mélange de dévotion ardente et de légitime luxure, de possession exclusive et sans limite et de joie confiante née de cette possession même. Pour la première fois, j'éprouvai le sentiment d'être le maître, sentiment que les hommes appliquent parfois indiscrètement aux rapports conjugaux, disant "me femme", comme ils disent "ma maison", "mon chien", "mon automobile".
Page 46
Tu es très belle, Léda ; je peux l’oublier de temps en temps, mais le moment arrive toujours où je m’aperçois que je suis amoureux de toi à en mourir…