Citations sur Lettres du Sahara (12)
Ce qui me frappe le plus tandis que je les regarde vivre, c'est que, parmi les Lobi... l'accent est mis sur la question existentielle beaucoup plus que sur le travail... ça ne veut pas dire que le travail, qui est absolument indispensable dans une économie de subsistance comme celle-ci, n'a pas sa place dans les pensées des habitants du village ; mais... on dirait qu'il est vécu sans effort et quasiment sans intention, autrement dit intégré dans le rythme biologique au même titre que tout ce qui n'est pas du travail, par exemple dormir, manger et surtout jouer. Car c'est vrai, on pourrait dire des Africains ce que Léopardi dit des oiseaux : que chez eux, il y a une joie naturelle qui dépasse continuellement la limite de l'utilité et transforme en jeu jusqu'aux tâches les plus exaspérantes.
A la fin, les musiciens, zélés et indifférents, accélèrent le rythme de la mélopée et alors, soudain, les femmes se précipitent sur le sorcier comme si elles voulaient le mettre en pièces. Mais elles n'en font rien ; elles le placent au milieu de leur cercle et, avec une intensité frénétique, elles dansent avec lui et autour de lui. Cependant il fait toujours aussi chaud... A tel point que les sons rauques des cornes et les coups sourds des tambours paraissent dire que les morts vont bien mieux que les vivants, qui triment dans les champs, paient des impôts, tombent malades, souffrent, subissent les conséquences de la sécheresse et de la pluie; tandis que les morts, au contraire, libres, insouciants et délivrés de toute inquiétude, se baladent dans le grand espace extravagant de la brousse... Cela confirme l'idée de la danse non comme exercice et distraction, mais comme rapport au monde.
Nous sommes pressés parce que nous n'avons pas le temps, et, paradoxalement, nous n'avons pas le temps parce que nous voyageons en voiture. Si nous allions à pied, nous aurions plus de temps et ne serions pas pressés.
On voit ici une des grandes différences entre Africains et Européens. Ceux-ci attribuent d'abord le mal à eux-mêmes, et ensuite aux autres ; ceux-là l'attribuent essentiellement aux autres, et presque jamais à eux-mêmes.
Au fond de la lande pâle et chauve, le village lacustre de Vitsumbi nous présente un front de cabanes noircies par l'humidité, dont les toits de tôle ondulée grouillent curieusement de hautes et minces cheminées.Mais comme nous approchons, nous découvrons qu'en réalité ces cheminées sont des marabouts, dressés sur une patte, inclinant vers le bas leur tête doctorale au bec énorme et au jabot pendant, comme s'ils méditaient. Ces oiseaux sont de véritables caricatures naturelles des professeurs du XIXe siècle, portant redingote, jabot et lunettes. Mais pourquoi donc mettre des professeurs sur les toits ,... La nature dit-on fait toujours bien ce qu'elle fait. Mais alors, dans le cas des marabouts, qu'a-t-elle voulu faire ?
Le commissaire, par cette méticulosité sadique, vise fondamentalement à nous "impressionner", autrement dit, à satisfaire sa passion du pouvoir.
Même en les regardant de loin il est évident que les hippopotames sont convaincus qu'il en ira toujours ainsi. C'est-à-dire qu'un jour suivra l'autre pendant des millions d'années ; que le soleil se lèvera et se couchera sans fin ; que le fleuve sera toujours là pour les accueillir dans ses flots... J'ai dit qu'en me penchant sur ce panorama j'ai eu l'impression de contempler un autre monde." Mais quel monde au juste ? J'y réfléchis et je comprends que c'est précisément le monde dont, en des temps immémoriaux, l'humanité a été exclue à jamais.
Le surréalisme, dans son attention aux modifications que le rêve apporte à la réalité, a intuitivement compris que les objets qu'on dit inanimés ont en réalité une âme, et que cette âme c'est ce qu'on fait d'eux...La magie africaine opère un peu à la manière du rêve et de l'artiste surréaliste.
Mon ami fait cette remarque : "C'est peut-être ça, la véritable démocratie : la démocratie de la consommation. Tu vas dans une agence, tu paies et tu as le droit de voir et de photographier un certain nombre de fauves africains ; et l'agence honore scrupuleusement son contrat... Dis-moi, d'après toi, est-ce-qu'on peut dire la même chose de la démocratie politique ? Tu votes pour un parti, ensuite le parti entre au gouvernement et il ne fait strictement rien de ce qu'il avait promis de faire et de ce pour quoi tu lui avais donné ta voix..."
Le Sahara est un désert, c'est-à-dire un lieu de mort ; pourtant j'espère en avoir saisi dans mes lettres l'expérience, c'est-à-dire la vie. Cette vie à laquelle aucun aspect de la réalité ne peut aspirer si nous ne commençons pas nous-mêmes par la lui fournir.