Pour et contre Marx

Les besoins humains ne sont pas seulement économiques et techniques, mais aussi affectifs et mythologiques, religieux, communautaires, qui excèdent les intérêts matériels et, souvent aujourd'hui, les contredisent. Les rationalisateurs sont aveugles aux passions humaines, aux folies collectives de notre histoire. Les deux guerres, le nazisme, le stalinisme ne peuvent être analysés avec le seul regard marxien, braudelien ou wallersteinien. Il y faut aussi l'autre regard, shakespearien, celui qui perçoit « le bruit et la fureur », la dimension aléatoire, tragique, les conflits destructeurs, les avortements, les possibles bifurcations de l'Histoire.

Le socialisme était le remède aux maux de l'humanité. Aujourd'hui qu'un prétendu socialisme a fait pire que le capitalisme dans l'oppression des prolétaires, nous savons que les régimes politiques ne sont pas équivalents, et que mieux vaut un régime démocratique, même limité, avec capitalisme, qu'un régime totalitaire sans capitalisme. Nous ne pouvons plus fixer le mal sur le capitalisme et le bien sur tout ce qui le combat.

La pensée de Marx, c'est un complexe, et du reste les marxismes se différencient ou se pétrifient dans la mesure où ils choisissent chacun une partie de la pensée de Marx et laissent dans l'ombre une autre partie. Il est facile de réfuter ou d'admettre chacun des éléments de structure. Mais la vraie question concerne la structure elle-même : est elle une souple articulation sur le réel, ou n'est elle pas devenue un carcan ? Quel est le lien qui rassemble les divers éléments de la structure ? Est-ce seulement la volonté d'une indique qu'il s'agit d'une structure multidimensionnelle.

Quand on évoque le marxisme, souvent, on saute inconsciemment d'un marxisme à l'autre. Je crois qu'une première distinction s'impose. De quel marxisme parle-ton ? Et tout d'abord, je vous dirai que je ne vais privilégier à l'avance aucun marxisme, c'est-à-dire que, bien entendu, je ne vais pas privilégier le marxisme qui a eu la puissance, parce que je crois qu'il est anti-marxiste de considérer comme le vrai marxisme celui qui a le pouvoir.

Il suffit d'un rien pour que l'art politique se dégrade en boucherie : l'assassinat politique n'est pas un des beaux-arts.
Mais la politique, si dégoûtante soit elle de sanie et de sang, et du pus jaunâtre de la bêtise, est également le seul art, le grand art. Aujourd'hui, tous les autres arts s'épuisent, se tarissent, se transmutent en sciences ou se reconvertissent en magie infantile. Les arts commercialisés sont gris et monotones, ils ne servent qu'à nous divertir.

Le monde de la politique n'est pas comme celui de la pensée qui efface et gomme ses hypothèses, tait ses rêves et ses délires. C'est l'univers des ruptures et des conflits, des tensions entre les volontés et les déterminations, des paris et des jeux où l'on joue avec les peuples, la mort, les bombes. Et pourtant, ce n'est pas seulement le monde du bruit et de la fureur. C'est le monde du triple risque : matériel, éthique et dialectique. Ces trois risques ne sont pas conjoints ou parallèles, mais en rapports inverses et incertains. Ils bloquent la pensée, qui voudrait la « recette » de l'action, devant une sorte de principe d'indétermination politique.

Pour agir, il faut vouloir, et pour vouloir, il faut vouloir le devoir-être et l'aimer. Ce que Marx a nommé praxis contient une éthique, un devoir-faire.
Le devoir-être et le devoir-faire ne se confondent pas, mais ils ne s'opposent pas absolument. Le devoir-faire critique toujours le devoir-être rêveur, mais il s'en inspire pour faire. Il garde du devoir-être une intransigeance qu'il trempe en volonté.

Le génie de Marx n'est pas tant d'avoir critiqué la philosophie du point de vue de la science et de l'action ; cette critique était déjà en cours. C'est de n'avoir ni totalement abandonné la philosophie, ni totalement adhéré à la science, ni totalement adhéré à l'action ou au vécu. Le génie de Marx est d'avoir voulu, dans ce qu'il appelait praxis, associer, entre-féconder, entre-déchirer la philosophie, la science et l'action.