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Critique de Kirzy



°°° Rentrée littéraire 2022 #4 °°°

Lorsqu'on referme ce premier roman, on ne peut qu'être estomaqué par l'incroyable maturité littéraire, émotionnelle et romanesque dont fait montre Leila Mottley, dix-neuf ans seulement ( dans les notes finales, elle dit même l'avoir démarré à dix-sept ans ! ). C'est d'autant plus remarquable qu'elle ne se complait pas dans un récit autofictionnel déguisé mais propose une fiction dont la matrice est inspirée d'un scandale qui a secoué la ville d'Oakland en 2015 : la lettre de suicide d'un policier a lancé une enquête impliquant plusieurs services de police corrompues, accusées d'exploitation sexuelle d'une prostituée mineure. A partir de ces grandes lignes, l'auteure imagine la vie d'une jeune afro-américaine de dix-sept ans, Kiara Johnson, emportée dans une spirale descendante dès qu'elle commence à se prostituer.

Kiara rejoint mon panthéon des héroïnes anglo-saxonnes inoubliables : Duchess ( de Chris Whitaker ), Turtle ( My favorite darling, Gabriel Tallent ), Tracy ( Sauvage, Jamey Bradbury ) et Lady Chevy ( de John Woods ). Leila Mottley développe un exceptionnel degré d'empathie auquel adhère immédiatement le lecteur, et pas seulement parce que la vie de Kiara est précocement brisée : père décédé juste après son retour de prison, mère oscillant entre prison, dépression et centre de réhabilitation sociale, frère aîné refusant de travailler pour tenter de percer dans le rap malgré une absence de talent évidente ; misère la poussant à arrêter le lycée pour accumuler les petits boulots ; avis d'expulsion en cours. Et puis la prostitution qui lui semble être un choix économique rationnel pour payer ses factures avant qu'elle ne se retrouve totalement piégée. Nous la regardons, impuissants face aux décisions qu'elle prend et qui la conduisent dans les rues sombres de la ville.

Pourtant, Arpenter la nuit ne raconte pas l'histoire d'une jeune fille qui s'effondre. Kiara est un être résolu avant d'être en chute. L'auteure donne un accès direct à cet esprit, ce corps, ce coeur qui gère le chaos intérieur et extérieur avec une candeur flamboyante, porte d'entrée rare à la méditation des impuissants. Jamais elle ne dérive du point de vue de Kiara. L'abandon lyrique de l'écriture sait aussi bien dire la violence que la beauté brute, offrant à Kiara une voix impossible à quitter, de nombreux passages sont éblouissants et résonnent très fort tant elle parvient à insuffler de la poésie dans la laideur du monde de Kiara ( bravo à la finesse de la traduction de Pauline Loquin ) :

« Il creuse ma chair et c'est exactement comme on m'avait dit que ce serait, et je suis tellement triste que ça ait l'air si normal. C'est juste une nuit comme les autres, pas vrai ? Il y a énormément de façon de marcher dans la rue et moi je suis juste une fille recouverte de chair. »

« Le plus souvent, je me dis que je ne crois en rien, sauf que la façon dont la nuit met des couleurs sur tout me donne envie de croire. Pas à l'au-delà, ni au paradis, ni à aucune de ces conneries. Ça, c'est juste des trucs qui nous font sentir mieux par rapport à la mort et moi je n'ai aucune raison de craindre la mort. Je crois simplement que les étoiles pourraient s'aligner et atteindre un autre monde. Pas la peine que ce soit un monde meilleur parce que ça, ça n'existe sûrement pas. Je pense que c'est autre chose, un quelque part où les gens marchent un peu différemment. Si ça se trouve, ils parlent par vibrations. Ou alors ils ont tous le même visage, ou pas de visage du tout. Quand j'ai le temps de fixer le ciel, j'imagine avoir assez de chance pour apercevoir ce quelque chose. Mais je finis toujours par être ramenée sur cette planète. »

Ces passages de catharsis émotionnelle ravagent le lecteur autant que les scènes traumatisantes d'une noirceur extrême, sans pour autant désespérer totalement. Malgré tout ce qu'elle subit, Kiara est encore capable d'aimer et d'apprécier les petits bonheurs de la vie. Ainsi sa relation avec son petit voisin de neuf ans, abandonné par sa mère toxicomane au crack, illumine tout le roman, son instinct maternel inébranlable constituant une bouée. Dans ce monde brutal gangréné par le racisme et le sexe tarifé, où les jeunes femmes noires pauvres sont particulièrement vulnérables et invisibilisées, Leila Mottley révèle à quel point l'amour se trouve dans les liens profonds d'une famille choisie.

Mes seules petites réserves concernent la longueur du roman, il aurait pu être un tout petit peu plus resserré pour éviter quelques répétitions sans perdre pour autant ni en densité ni en intensité. La romance débutante avec son amie Alé est par exemple sous-développée et n'apporte rien de plus au récit. Ce qui est sûr, c'est qu'une formidable écrivaine est définitivement née et que ce roman puissant et déchirant va laisser une empreinte éclatante dans le coeur de nombreux lecteurs.
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