Extrait du livre audio « Arpenter la nuit » de Leila Mottley, traduit par Pauline Loquin, lu par Amélia Ewu. Parution numérique le 24 janvier 2024.
https://www.audiolib.fr/livre/arpenter-la-nuit-9791035412616/
Ceux qui disent que les mots n'ont pas de poids sont des menteurs.
Les gens ne croient pas en Dieu parce qu’ils ont des preuves, seulement parce qu’ils savent que rien ne peut prouver qu’ils se trompent.
Comment dit-on à un petit garçon qu'il est tout seul ? Il n'existe aucune bonne manière d'expliquer ce type de solitude, celle qui prend racine dans l'estomac, qui nous fait croire qu'il y a un truc caché dans notre chair et que c'est à cause de ce truc que le monde entier nous tourne le dos.
Quand ses jambes se sont mises à enfler, on l'a emmené voir un médecin qui a dit que c'était la prostate. Le cancer était tellement avancé qu'il n'y avait en fait aucun espoir que ça s'arrange, alors papa a dit non quand maman l'a supplié d'essayer la chimio et la radiothérapie. Il a dit qu'il refusait de partir en la laissant s'endetter à cause de ses factures d’hôpital.
Une mort rapide qu'on a trouvée particulièrement lente.
C'était un soulagement quand ça s'est terminé, quatre ans après sa sortie de Saint-Quentin, et on a enfin pu arrêter de se réveiller en pleine nuit avec la certitude qu'on allait le retrouver tout froid dans son lit. Le jour de son enterrement, j'étais trop fatiguée pour me soucier de porter du noir, et une partie de moi aurait préféré rester loin de tout ça comme mon frère. La mort, c'est plus facile à vivre quand on ne la voit pas.
(p. 25-26)
Je hoche la tête et pour la première fois je pense à ce que j'ai fait, à la panique qui s'empare de moi quand n'importe qui me touche comme Marcus vient de le faire, je pense au nombre de flingues plaqués contre ma tempe, aux doigts qui raclent ma peau, aux poings dans mes cheveux.
J'ai préféré détourner les yeux parce que regarder Tony, c'est un peu comme regarder la bouche d'un flingue : on est toujours trop près. (p.71)
La mort, c’est plus facile à vivre quand on ne la voit pas.
Aussi loin que je me souvienne, le ciel a toujours été mon ami. Il s'étend à l'infini. Je crois que quoi qu'il y ait là-haut, ça nous rassure seulement quand il fait assez sombre pour qu'on puisse imaginer qu'il y a quelque chose au-delà.
Ça fait bizarre d'entendre leurs noms, des noms que je n'arrive à mettre sur aucun parce qu'ils n'ont jamais été des personnes à mes yeux. Je ne les ai jamais vus comme les branches d'un arbre généalogique ou des hommes qui donnent leur nom à la femme qu'ils épousent. C'était des numéros, des insignes, des mâchoires.
J'ai passé toute ma vie à attendre de basculer dans quelque chose qui encouragerait mon corps à devenir son propre instrument dans le seul but de pouvoir me joindre à toutes les chansons de funk, celles qui font danser tout le monde. (…) Parfois, quand je peins, j'ai l'impression de ressentir ce genre de choses, mais peindre ne suffit pas, ça n'efface jamais les moments durant lesquels je sens que je ne vais pas pouvoir trouver la paix.