Citations sur Proust, roman familial (146)
Anatole France prétendait : « La vie est trop courte. Proust est trop long. » Ânerie intégrale, et fielleuse. J’ai toujours pensé l’inverse. La vie est trop longue et la Recherche trop courte. Le roman fait trois mille pages, soit cent trente heures de lecture en deux mois, selon de savants calculs. Impensable, vraiment ? Personne n’est obligé de lire Proust. Mais tout le monde perd à l’ignorer. On le lira à vingt ans, trente, quarante, soixante ans. Peu importe. Comme les rencontres amoureuses, la lecture de la Recherche attend son heure. Elle ne peut en aucun cas être forcée. C’est la lecture consentie par excellence. Et donc celle qui procure les plus grands plaisirs.
Et qu'est-ce qu'A la recherche du temps perdu, sinon le grand livre d'une vocation qui s'achève sur l'embarquement vers la création, en laissant une aristocratie sans œuvre à quai ?
Mon père est né en 1925, ma mère en 1939. Un peu tard pour avoir connu le grand monde tel que Proust l’a vécu, mais assez tôt pour en avoir une mémoire transmise, rapportée. Ils se rencontrèrent en janvier 1960, dans une soirée mondaine. Cinq mois plus tard, ils étaient mariés. Marcel Proust aurait très bien pu assister à leur mariage. Il aurait eu quatre-vingt-huit ans. En 1960, les alliances dans l’aristocratie continuaient de faire la une des journaux que l’on n’appelait pas encore people. Le mariage de mes parents, célébrant l’union de la fille aînée du duc de Luynes, descendant du favori de Louis XIII, et du prince Napoléon Murat, arrière-arrière-petit-neveu de l’empereur, eut droit à quelques gros titres. Tous les ingrédients étaient réunis.
La mobilité vivante et toujours recommencée d'une oeuvre qui, en m'ouvrant les yeux sur le monde, me le rendait soudain habitable, m'a convaincue d'un paradoxe qui n'est qu'apparent : la solidité vient de la fluidité, du mouvement, de la pensée en action, de la prolifération du sens, et non de la stabilité, notion illusoire, prise dans l'étau de la permanence et d'une fixité mortifère.
La caractéristique principale des gens du monde est d’être constamment en représentation. Il n’y a jamais de relâche dans le spectacle mondain
Un aristocrate jouera l’aristocrate dans la moindre de ses actions, en remerciant un serveur, en saluant une connaissance, en se montrant généreux ou distant.
L’aristocrate est, par excellence, quelqu’un qui se prend pour un aristocrate.
[mon père] vivait dans les livres comme d'autres dans des régions éthérées, dans un rêve sans fin, vibrant de lyrisme facile et éclatant
La littérature, plutôt que de l'aider à appréhender le réel, à l'explorer et à le saisir, à s'y confronter surtout, y compris dans sa dimension imaginaire, l'en éloignait, à la façon d'une barque qui dérive en silence.
[À propos de son père, page 180)
Pour une raison que je ne m’étais encore jamais formulée la caractéristique principale des gens du monde est d’être constamment en représentation. Il n’y a jamais de relâche dans le spectacle mondain.
La famille, aristocrate ou non, n’exclut personne tant que les choses ne sont pas dites. Quelle ne fut pas ma surprise à l’époque de constater que l’immense majorité de mes ami·es gay, né·es dans les années 1950 et 1960, assumant ouvertement leurs préférences dans la vie courante, n’avaient jamais abordé explicitement le sujet avec leurs parents. L’une avait pu venir à des réunions familiales avec sa compagne sans autre forme d’explication, un autre écrire des livres sur l’homosexualité et militer publiquement, mais sans jamais évoquer la question de leur vie amoureuse, si banale pour n’importe quel·le hétérosexuel·le. Quel besoin de dire quoi que ce soit, puisque c’est évident ? ai-je souvent entendu de la part de gens que le sujet contrariait. Quelle obscure nécessité alors à la taire obstinément, cette fameuse évidence, inaccessible et comme barrée à la parole ? C’est l’ultime et perverse victoire de la société et de ses institutions : prolonger la loi du silence jusque dans l’apparente acceptation, ou plutôt articuler la tolérance à la persistance du mutisme imposé.
A l'image d'Ulysse pour les anglophones, la lecture de la Recherche est présentée à la fois comme un exploit quasi insurmontable et un impératif catégorique de la culture française