Quand le soleil se couchait, les vieillards sortaient de chez eux tels des escargots après la pluie, traînant des chaises basses à assise de paille.
Que soit toujours béni le respect pour la chair de notre chair, mais la rue et le fait d'avoir joué ensemble offrent aux enfants un lien de parenté plus étroit, qu'ils n'oublieront pas à l'âge adulte
Ces années-là, soirées d’été chez ses grands-parents semblaient faire partie, pour Maurizio, d’un cycle éternel ; fort de cette certitude infondée, il se lançait à perdre haleine avec ses copains dans des parties de cache-cache et des courses effrénées avant de regagner le devant des portes où les vieillards, assis sur leurs petites chaises en paille, dévidaient des récits jusqu’au milieu de la nuit.
Les histoires de fantômes avaient beaucoup de sucés dans la via Messina, notamment grâce à madame Rosina, la grand-mère de Giulio, spécialisée dans les aventures des âmes en peine. Les enfants abandonnaient leurs jeux pour mieux les écouter : Giulio et Maurizio s’asseyaient sur le seuil, tandis que Franco Spanu – surnommé Conc’e bagna en raison de ses cheveux roux – appuyait, l’air de rien, la tête contre le montant de la fenêtre de la maison d’en face, à laquelle Antonellina Lasiu se penchait chaque soir dans le même but. Les petits grimpaient sur les genoux des vieillards, tandis que les rejetons des continentaux, différents d’année en année, se tenaient debout, hésitants, dissimulant leur présence. D’autres arrivaient des rues voisines et s’asseyaient où ils le pouvaient, avides de ces histoires.
C'est ainsi qu'on entend dans les bars de certains adultes, des hommes mille fois faits et défaits par le vie, se vanter encore des liens que la rue de leur enfance a créées entre eux - nous avons partagé le jeu- comme s'il s'agissait d'un pacte respecté.
la solitude des enfants d’immigrés est celle des orphelins sans deuil
Quand le soleil se couchait, les vieillards sortaient de chez eux tels des escargots après la pluie, traînant des chaises basses à assise de paille. Ce peuple du soir paraissait suivre des sillages invisibles aux enfants de la rue.
« Allons prendre le frais », disaient-ils comme si le frais était un poisson à pêcher à mains nues, le long de la rivière terrassée que constituait la chaussée.
Le "nous" n'était pas d'un emploi aisé, pour Maurizio, car il n'y a pas de pluriel dans le monde d'un fils unique, entraîné par la solitude à être son unique mesure. Pourtant, il était bien obligé de s'y confronter: ses grands-parents, les voisins de ses grands-parents, leurs enfants parlaient d'eux-mêmes au pluriel avec la vrombissante fluidité d'un essaim d'abeilles autour d'une ruche.
Le récit de la mort des "rats-dégoût" et de l'expédition dans le souterrain passa de bouche en bouche lors des rassemblements du soir devant les maisons, s'enrichissant d'anecdotes juteuses que les trois enfants finirent peu à peu par répéter, tel un patrimoine commun, savourant tout l'été le plaisir d'être les héros secrets de cette aventure unique.
À cet instant, Maurizio avait cessé de se demander ce que l’emploi de ce «nous» signifiait à Crabas. Ce n’était pas un pronom comme ailleurs, mais la citoyenneté d’une patrie tacite où le temps partagé se déclinait à la première personne du pluriel.
Maurizio ne pouvait pas encore deviner que la solitude des enfants d'émigrés est celle des orphelins sans deuil.