Nous ne sommes pas seuls au monde

J'ai délibérément pris le parti d'envisager les personnes à partir de leurs attachements multiples à des langue, des lieux, des divinités, des ancêtres, à des manières de faire.

Si l'ethnopsychiatrie engendre tout de même une indication, elle est presque banale, il s'agit d'un encouragement à percevoir le monde multiple, à ne pas se laisser prendre aux mirages d'une universalité abstraite, à ne pas céder aux pressions des puissants du jour qui veulent une vérité pour mille ans. Cette indication pourrait être résumée dans cette seule phrase : "Nous ne sommes pas seuls au monde."

Mais, pour en finir, que veulent les djinns ? Pourquoi investissent-ils ainsi les humains jusqu'à les engager dans les rites les plus complexes ? Ils veulent arrêter le mouvement du monde, ils veulent geler la vie, ils rêvent d'être comme leurs frères, les humains : installés, territorialisés... Mais ils veulent arrêter le monde à leur profit, devenir le seul concept organisant l'univers duquel découleraient tous les autres. Voici donc le secret : les djinns veulent devenir Dieu.

La pensée est transmissible, elle traverse les frontières, alors que les sentiments, les émotions, quoi qu'on en ait dit, ne le peuvent absolument pas. On peut en effet toujours traduire une pensée ; c'est parfois long et difficile ; cela peut demander de longues explications, des commentaires, des développements, mais il est toujours possible de l'expliquer dans une autre langue alors que l'idée de traduire des émotions est dépourvue de sens puisque leur compréhension se transmet par "identification". Or, c'est la pensée qui est le véritable levier thérapeutique, et non pas les émotions ! J'en veux pour preuve les observations de ces cas étranges qui ont fait à l'âge adulte des découvertes surprenantes sur leur propre identité. [...] par exemple des enfants adoptés qui découvrent soudain que leurs parents ne sont pas ceux qu'ils ont toujours considérés comme tels. [...] tel qui se croyait français, fils de telle famille, se découvre à l'âge adulte sorte d'allemand, "fabriqué" dans cette usine à nzazis qu'étaient par exemple les "Lebensborn". Pour cette homme, son monde s'est métamorphosé en un seul jour et son être dans le même mouvement. Il n'a pas changé à cause de ses sentiments ; c'est à sa pensée qu'il lui faudra attribuer sa métamorphose ; la pensée qu'il nourrissait sur lui-même. [...] l'identité est en fait "construit" par la pensée. [...] L'identité n'est pas un donné définitif, mais une sorte de halo - de rumeur, devrait-on dire - constamment remise sur le métier, peut-être même tous les jours, ou plus précisément encore, tous les matins, au sortir des rêves. L'adéquation entre la pensée et le récit sur soi-même, cette adéquation qui s'appuie sur l'implicite "je suis cela", ce quelque chose que l'on pourrait désigner comme la nécessaire construction de l'identité, est l'élément le plus puissant du processus thérapeutique.

Remarque : l'action des djinns est une perpétuelle révolte contre l'ordre du monde

L'ethnopsychiatrie, riche de son expérience avec les patients migrants, a donc progressivement mis au point une autre construction de la scène psychothérapeutique, plus éloignée du confessionnal catholique et tendant de plus en plus à ressembler à un parlement - mais un parement où les intérêts des hommes ne seraient pas seuls représentés ; un parlement dans lequel on défendrait aussi les intérêts des "choses" ; également les intérêts des dieux. Il me semble par conséquent que l'ethnopsychiatrie qui se pratique au centre Georges-Devereux n'a pas seulement des ambitions scientifiques, elle aussi la prétention de proposer un espace psychothérapique contradictoire, pluriréférencé. De ce point de vue, elle constitue également une expérience politique.

L'ethnopsychiatrie telle que je l'entends, n'est pas une philosophie susceptible de délivrer des messages sur le sens de l'existence, sur nos obligations envers les traditions ; en aucun cas elle ne pourrait être à la source d'une morale de vie. C'est une méthode tendant à établir plus de scientificité dans le domaine des thérapies, et plus particulièrement des psychothérapies. elle s'intéresse à de petites choses : aux techniques thérapeutiques - plus même : aux recettes. Les recettes sont en effet, à mes yeux, la plus belle condensation de la théorie.

L'Homme Moïse et la religion monothéiste de Freud pourrait parfaitement être considéré comme un midrash - et c'est sans doute la raison pour laquelle il n'a pas déclenché dans la communauté juive l'hostilité à laquelle Freud s'attendait1.

1. Ou qu'il voulait provoquer...

Le judaïsme n'est pas un monothéisme ! On ne dit jamais : "Les autres dieux n'existent pas." E'had le principal attribut du dieu juif, signifie "un" en hébreu, "unité" et non pas "unique"... On devrait le traduire par "monoélémentaire".

La théorie des thérapeutes construit la pathologie qu'ils soignent.