« Elle considère cette vingtaine d'hommes qui vont où bon leur semble, où ils peuvent, comme ils peuvent, parce qu'ils l'ont décidé, parce que tout à coup leur mission n'a plus eu d'importance, ni leur métier appris. Une idée a traversé leurs corps, ils ont eu envie de se mettre nus. Ils n'ont plus eu peur d'être surveillés, évalués, de produire un retard aux conséquences chiffrables. Elle voit ces hommes nus dans l'eau, parce qu'ils n'ont plus pensé à la sécurité ni aux limites. Ils sont comme des enfants heureux dans leur baquet, dans leur piscine, qui ne se posent pas la question de savoir nager ou pas. Elle regarde ces hommes risquer la noyade, parce que quelque chose en elle a dit d'accord. » (
Ultramarins, p.42)
Professionnelle expérimentée, fille elle-même d'un capitaine de navire de légende, qui aura laissé l'empreinte de son talent dans le livre des grands maîtres de la marine marchande, la commandante d'un cargo dirige son grand porteur de containers d'une main toujours ferme et sûre, nourrie par sa maîtrise des sciences de la navigation autant que par son respect des calendriers et des contraintes commerciales, communiquant à son équipage son énergie et ses exigences de discipline. Un jour, pourtant, prise en défaut peut-être par la sympathie qu'elle éprouve pour certains d'entre eux, elle écoute leur demande, toute saugrenue semble-t-telle, et accepte de les laisser descendre du navire vers les flots pour une baignade impromptue en plein océan. Et de s'intriguer de son propre coup-de-tête, et d'observer de haut la joie de ces marins, redevenus des enfants, s'ébrouant au milieu des vagues, dans l'oubli des ordres et des gestes mécaniques du travail. Pourtant, bientôt, l'angoisse les gagne, comme si l'océan risquait de les avaler, et les voilà regagnant le navire. Et pourtant bientôt, remontés à bord, ils découvrent que descendus à vingt, ils sont revenus vingt-et-un, tandis que le navire peine à retrouver le bon rythme de marche, et qu'une épaisse brume, en dépit d'une météo annonçant un beau fixe sur la zone, envahit tout l'horizon…
Mariette Navarro sait merveilleusement évoquer l'étrange étrangeté, la survenue d'un grain de sable dans la machine bien huilée. Dramaturge contemporaine au talent désormais bien reconnu, elle nous ravit également par la qualité des dialogues entre ses marins, la gouaille et l'humour dont elle les alimente. Mais surtout, elle décrit avec finesse les mouvements de l'âme de la commandante et de son second, leurs doutes et leurs enthousiasmes, l'océan intérieur de leurs incertitudes ou de leur empathie, plus difficile à affronter souvent que l'horizon marin qui s'étale sous leurs yeux. Certaines des plus belles pages du roman sont ainsi celles où la commandante s'interroge sur la juste attitude à adopter à l'égard de ses subordonnées ou évoque son bras-le-corps, aussi physique que moral, avec le grand corps du navire, ou bien le passage où le second pèse chacun des mots d'une lettre à sa femme, évitant tous les termes qui pourraient l'angoisser ou la blesser. Un sens de la pesée du langage qu'on ne peut qu'admirer à l'oeuvre à travers tout le texte de
Mariette Navarro, et qui nous laisse, arrivé finalement à bon port, aussi séduit par cette écriture que par la célébration du goût du risque, du choix des voies de l'aventure contre la grisaille habituelle des jours familiers. Bon, vous embarquez dans ce cargo avec sa commandante, vous êtes prêt, comme elle, en définitive si vulnérable sous sa carapace, à affronter le chant de sirène de
Mariette Navarro ?