Citations sur Chaleur du sang (37)
- J'aurais voulu vivre comme toi, Maman.
Sa mère comprit : "J'aurais voulu être heureuse comme toi."
Il y a un moment de perfection quand mûrissent toutes les promesses, que tombent enfin les beaux fruits, un moment que la nature atteint vers la fin de l'été, qu'elle dépasse bientôt, et alors commencent les pluies de l'automne. Il en est de même pour les gens.
- Pourquoi vous appelle-t-on Silvio, mon cousin ? demande Colette.
Je réponds :
- Une belle dame qui a été amoureuse de moi et qui trouvait que je ressemblais à un gondolier, car j'avais en ce temps-là, il y a trente ans, les moustaches en crocs et les cheveux noirs, a transformé ainsi mon prénom de Sylvestre.
- Mais non, c'est à un faune que vous ressemblez, dit Colette, avec votre grand front, votre nez retroussé, vos oreilles pointues, vos yeux qui rient. Sylvestre, l'homme des bois. Cela vous va très bien.
Elle semblait frappée de stupeur ; elle avait une voix froide et grave. Elle toucha légèrement l'épaule de son mari, car le bruit de nos voix ne l'avait pas réveillé. Quand il ouvrit les yeux, elle lui expliqua ce qui s'était passé. Il l'écouta en silence. Peut-être ne comprenait-il qu'à moitié, peut-être se souciait-il peu de la mort d'un homme jeune ou, en général, de n'importe quelle mort autre que la sienne. Peut-être ne voulait-il pas dire ce qu'il pensait.
- Ah mon ami, devant tel ou tel événement de votre vie pensez-vous quelquefois à l'instant dont il est sorti, au germe qui lui a donné naissance ? Je ne sais comment dire... Imaginez un champ au moment des semailles, tout ce qui tient dans un grain de blé, les futures récoltes... Eh bien dans la vie, c'est exactement pareil. L'instant où j'ai vu François pour la première fois, où nous nous sommes regardés, tout ce que cet instant contenait...c'est terrible, c'est fou, ça donne le vertige !...
Je ressemble à un faune : un vieux faune vraiment, qui ne court plus les nymphes, qui se cache au coin de son feu. Et comment décrire les plaisirs que j'y trouve ? Je jouis de choses simples et qui sont à ma portée : un bon repas, un bon vin, ce carnet où je me procure, en y griffonnant, une joie sarcastique et secrète ; par-dessus tout la divine solitude. Que me faut-il de plus ? Mais, à vingt ans, comme je brûlais !...Comment s'allume en nous ce feu ? Il dévore tout, en quelques mois, en quelques années, en quelques heures parfois, puis s'éteint. Après, vous pouvez dénombrer ses ravages. Vous vous trouvez lié à une femme que vous n'aimez plus, ou, comme moi, vous êtes ruiné, ou, né pour être épicier, vous avez voulu vous faire peintre à Paris et vous finissez vos jours à l'hôpital. Qui n'a pas eu sa vie étrangement déformée et courbée par ce feu dans un sens contraire à sa nature profonde ? Si bien que nous sommes tous plus ou moins semblables à ces branches qui brûlent dans ma cheminée et que les flammes tordent comme elles veulent.
Ce soir si doux, je me suis assis sur le banc qui est derrière la cuisine, d'où je vois ce petit jardin que je me suis mis à cultiver, car pendant longtemps je ne lui demandai que les quelques légumes nécessaires à la soupe, mais depuis plusieurs années je le soigne. J'ai planté moi-même ces rosiers, sauvé cette vigne qui se mourait, bêché, désherbé, taillé les arbres fruitiers. Je me suis attaché peu à peu à ce coin de terre. Les soirs d'été, au crépuscule, ce bruit de fruits mûrs se détachant de l'arbre et tombant d'une chute molle dans l'herbe me donne une sorte de bonheur.
Pour dire la vérité, j'ai fait assez de folies dans ma jeunesse pour n'avoir plus le droit de me montrer sévère, et quelles belles folies que celles de l'amour !
Mais le mieux pour qu'il vienne (j'entends un véritable amour, honnête et sain) c'est de ne pas trop y penser, de ne pas l'appeler. Sans quoi on se trompe. On met le masque de l'amour sur le premier et le plus vulgaire visage.
Etrange folie ! L'amour à vingt ans ressemble à une crise de fièvre, à un accès de délire. Lorsqu'il est terminé, on a peine à se souvenir d'autres...Chaleur du sang, vite éteinte. Je me sentais devant cette flambée de rêves et de désirs, si vieux, si froid et si sage...