Tiago ne lâche pas l’affaire. Il doit bien y avoir quelque intérêt à agir de la sorte, reprend-il le lendemain, ou à se laisser traiter de la sorte – c’est ce que je pense aussi. Je prends peu à peu conscience de la puissance des courants souterrains qui nous traversaient, mon frère et moi. Je nous croyais différents, dans un royaume à part, avec ses règles particulières, son bonheur et ses accrocs intimement liés, sa complexité, ses petites tortures. J’emploie le mot torture, mais pour notre entourage, il ne s’agissait que de choses insignifiantes, des taquineries comme disaient mes parents, arrête de taquiner ta sœur, toujours en train de l’asticoter, et ils riaient, ça les faisait rire les parents, les bénéfices secondaires, donc, sont difficiles à décrire car moi-même, en me relisant, il m’arrive encore de penser, comme mes parents et comme Tiago peut-être avant que je ne lui raconte toute l’histoire, qu’il s’agissait de jeux anodins.
Quand Mika me passait l’ortie sur les épaules : anodin.
Quand il disait au pharmacien que j’avais utilisé du gel capillaire en guise de lubrifiant : anodin.
Quand il me poussait vers le vide et prétendait qu’il m’avait sauvé la vie : anodin.
Des asticotages.
Il n’aurait tenu qu’à moi de me défendre pour que le rapport de force s’inverse. Mais je ne me défendais pas, je trouvais ça déplacé, la défense. Je ne supportais pas l’agressivité, j’y reviens, la mienne encore moins que celle des autres. J’étais profondément non violente, et même si ce n’était plus la mode, je dessinais des macarons peace and love sur mes sacs de classe. Ça aussi j’aurais dû le raconter avant, les peace and love et l’espoir qu’un jour mon frère s’apaiserait, et avec lui le monde. À moins que ce ne soit l’inverse : en vivant dans un monde moins violent, mon frère aurait trouvé l’apaisement. Il n’aurait plus eu besoin d’imposer son pouvoir et de m’appeler petite sœur, même si c’était touchant, je n’étais pas sa petite sœur.
Elle confondait éloignement et indépendance, comme si l'attachement pouvait se cantonner aux limites de notre champ de vision. Loin des yeux, loin du cœur - je ne connais pas aphorisme plus imbécile.
Vomir, pleurer, deux façons d’inverser les flux. Se rincer l’âme, vidanger les corps.
Tout le monde a eu dans son existence quelqu’un qu’il a aimé et qui est parti. Tout le monde a été blessé par un ami sans avoir pu le raconter. Tout le monde s’est réveillé avec une phrase en tête impossible à prononcer. Il faut bien que ces mots restés en souffrance se rejoignent quelque part et trouvent eux aussi un endroit où aller.
Elle confondait éloignement et indépendance, comme si l'attachement pouvait se cantonner aux limites de notre champ de vision. Loin des yeux, loin du cœur – je ne connais pas aphorisme plus imbécile.
Pour évoquer, dit souvent Georgia, il faut être ailleurs, séparé de l'objet dont on parle.
Être sœur et frère, c’est écrire avec la même encre sur des papiers différents.
On prétend que le bonheur n'intéresse personne : pourtant j'en suis persuadée au moment où j'écris ces mots, le bonheur intéresse. Il intéresse parce qu'il est difficile à saisir, et tout ce qui est difficile à saisir est intéressant.
Quand je raconte l’histoire à Tiago, les muscles de ses mâchoires se contractent. Il me demande comment il est possible d’être aussi tordu. Il ne pense plus à la série de tableaux qu’il pourrait tirer de mon récit, il pense à moi. Que Mika me caresse les épaules avec des orties, c’est une chose, mais qu’il se présente ensuite en sauveur, voilà qui le dégoûte. Et que je ne dise rien, que je ne proteste pas le dérange aussi. Ce qu’il ne comprend pas, et que je comprends en lui parlant : personne ne veut passer pour un être brutal, un sale type ou une harpie. Ni pour un souffre-douleur. La honte est une passion sourde qui fait plus de dégâts que la recherche du pardon.
J’étais calme, mais je n’étais pas sereine. Je n’ai jamais été sereine. J’ai toujours eu l’impression d’avancer dans la vie en tirant des casseroles derrière moi, des casseroles pleines qu’il ne faut pas renverser sous peine d’être salie.