Légende d'un dormeur éveillé

"Pauvres ou riches, ils sont tous honteux d'être là (au Mont de Piété). La pauvreté n'est pourtant pas déshonorante."

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_Chacun de mes poèmes commence par une émotion que Nusch a fait naître,murmure Paul.Elle me donne le sentiment de la fragilité,de l'évanescence,du risque au cœur de ma vie.
_Mon amour pour Youki me rend à la fois plus vulnérable et plus fort,répond Robert.Une part de moi voudrait partir,rallier Londres.Mais je ne peux me résoudre à l'abandonner ici.

La porte de l'atelier de la rue Campagne-Première s’ouvre sur un désordre de toiles entassées contre le mur, d’objets déroutants, de lampes de toutes les tailles et de matériel photo. Le soleil, qui a fini par se frayer un passage à travers les nuages, joue avec les formes géométriques et caresse les rondeurs d’une Statuette africaine en bois verni. Robert décèle à certains signes que Kiki et Man viennent de se disputer : le trait de kohl hésitant sous les yeux de biche de la jeune femme et son rouge à lèvres qui bave légèrement. Quand leur relation est au beau fixe. Man la maquille lui-même, soulignant avec soin les contours de sa bouche dont il assortit le rouge à la couleur de ses paupières. qu'il farde de cuivre, de bleu roi, d’argent ou d’opale selon son humeur. Certaines nuits, le visage ovale de Kiki a l’aspect intimidant d'un masque nô. Robert est habitué à leurs conflits passionnés suivis de réconciliations ferventes. Kiki et Man, c’est un amour fou entre une tornade affectueuse et un artiste qui dissimule ses passions derrière un calme flegmatique. Mais Robert connaît assez Man Ray pour savoir que sa froideur recèle de fortes amitiés, une jalousie d'amadou, un cœur prompt à saigner.
Kiki saute au cou de Robert et les yeux de hibou de Man s’éclairent. L'Américain cultive une élégance nonchalante faite de pantalons à pinces et de chemises blanches, et de ces cravates sages qui lui donnent l'air d’un vieil étudiant de Harvard.

Un Surréaliste ce serait précieux pour éclairer les chemins de l'inconscient. Et puis Robert, tu as cette qualité précieuse d'exprimer les choses les plus complexes avec des mots simples, de rester ludique même quand tu es grave. Tu n'es jamais élitiste ni ennuyeux. Vraiment, je trouve que vous êtes faits pour travailler ensemble !

Quand j’ai vu les premiers arriver en boitant, portés par des jeunes volontaires de la Croix-Rouge, la phrase de Nosferatu est revenue me tourmenter : « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. »

Ce que j’écris ici ou ailleurs n’intéressera sans doute dans l’avenir que quelques curieux espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou trente ans on exhumera dans des publications confidentielles mon nom et quelques extraits, toujours les mêmes. Les poèmes pour enfants auront survécu un peu plus que le reste. J’appartiendrai au chapitre de la curiosité limitée. Mais cela durera plus longtemps que beaucoup de paperasses contemporaines.

Une fourmi de dix-huit mètres
Avec un chapeau sur la tête,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Une fourmi traînant un char
Plein de pingouins et de canards,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Une fourmi parlant français,
Parlant latin et javanais,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Eh ! Pourquoi pas ?

Le zèbre, cheval des ténèbres,
Lève le pied, ferme les yeux
Et fait résonner ses vertèbres
En hennissant d’un air joyeux.

Quelle que soit l’allure des événements, il ne faut jamais s’imaginer qu’ils sont définitifs et que l’avenir est entièrement soumis à leur influence. Jamais le présent n’a été si fugitif et il ne faut compter que sur soi-même. Ce qui est excellent à plus d’un point de vue et même profitable. Je te souhaite donc une longue vie dans ce monde passionnant et bouleversé.

Au milieu du cortège, Robert, chantant faux et à tue-tête, songe que le rythme entraîne les mots et les mots les pas, que cette harmonie déplie les cages thoraciques, relève ceux qui s’étaient résignés à n’être rien, foulés dans la poussière, et qui se découvrent une voix pr la grâce du chœur.
Ne plus être soi, être chacun.