Déracinée

Je sais que tu tiens beaucoup à elle, me lança-t-il sans se retourner, mais il n'y a aucune gentillesse à offrir de faux espoirs.

-Il y a une différence notable entre rechercher la perfection et agir dans une hâte inconsidérée, contra-t-il. A mon avis, tu as entendu trop de ballades concernant la pauvre reine perdue et le roi effondré, et tu aimerais beaucoup devenir l’héroïne de l'une d'elles.

Il se fichait à l'époque de la déraciner, d'en faire une prisonnière dans sa tour.

J’avais le sentiment que l’Invocation n’avait d’ailleurs pas vocation à être lancée en solo, comme si la vérité ne signifiait rien si elle n’était pas partagée : il était vain de passer sa vie à la hurler aux quatre vents si personne n’était là pour l’écouter.

« Et je suis le poids du rêve et du souvenir, comme un chagrin. La peur m’oblige à me réveiller. »

J'entonnai le chant de marche de Jaga et repris hâtivement le chemin de la maison. Affamée, je mangeai un fruit de mon panier tout en cheminant. J'en perçus le goût de la forêt, la magie du Fuseau qui coulait dans ses racines, ses branches et ses fruits, baignés de soleil et désormais si juteux. Il y avait également dedans une forme d'invitation que je finirais peut-être par accepter un jour, un jour où je serais trop lasse et prête à entamer un long rêve. Mais pour l'heure, il ne s'agissait que d'une simple porte ouverte sur une colline distante, d'un ami me saluant de loin, de la grande sérénité du bosquet.

Ils me dévisagèrent, et dans le profond silence j'entendis des cris émanant de la cour, ainsi que des bruits de course. Les gardes étaient penchés vers l'intérieur de la pièce, la main sur la poignée de leur épée, et je me rendis compte que je venais d'ébranler le château du roi, dans le capitale du roi, avant de hurler sur les plus hauts magiciens du royaume.

Le Dragon ne choisissait pas toujours la plus jolie, mais celle qui ressortait le plus du lot d'une manière ou d'une autre : si une fille était de très loin la plus belle, la plus brillante, la meilleure danseuse, la plus gentille ou autre, il trouvait toujours le moyen de la sélectionner, même s'il échangeait à peine quelques mots avec les concurrentes avant de se décider.

En bref, il fit de son mieux pour me former et me conseiller lors de mes pérégrinations dans ma nouvelle forêt, meme s'il s'agissait pour lui d'un territoire inconnu. Il restait toutefois contrarié par mes réussites, non par jalousie, mais par principe :son esprit bien rangé ne tolerait pas que mes approximations fonctionnent, et il faisait autant la moue quand je réussissais que lorsque je commettais des erreurs évidentes.

Je me retins de le dévisager bouche bée, sans savoir ce qui me stupéfiait le plus. Il était le Dragon ; il avait toujours vécu dans cette tour et y vivrait éternellement, figure aussi immuable que les montagnes de l'ouest. L'idée même qu'il ait pu habiter ailleurs, qu'il ait un jour été jeune, semblait inenvisageable. Dans le même temps, je n'arrivais pas à croire qu'il ait pu tomber amoureux d'une femme, désormais morte depuis plusieurs décennies. Son visage m'était à présent familier, mais je me remis à l'observer avec le sentiment de la nouveauté. Les petites rides au coin de ses yeux et de sa bouche étaient le seul détail trahissant son âge. Tout le reste faisait de lui un jeune homme : son profil droit et robuste, ses cheveux pas encore grisonnants, sa joue pâle et lisse, ses longues mains gracieuses. J'essayai de me le figurer en jeune magicien courtisan - ses beaux vêtements lui conféraient presque un air de jeune noble convoitant une adorable dame -, mais l'imagination me faisait défaut. Pour moi, il n'était que livres et alambics, bibliothèque et laboratoire.