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Critique de jlvlivres


« Totalement inconnu » de Gaëlle Obiégly (2022, Christian Bourgois, 240 p.) est présenté comme une conférence. En fait c'est un long monologue. « Ce que j'ai à dire est assez compliqué. J'espère me faire comprendre. En même temps, ce n'est pas grave si on ne me comprend pas. du moment qu'on m'écoute ». Cela me fait penser à cet auteur qui écrivait des livres à lire pour non-voyants « Ecris plus grand, il est sourd ».
C'est son onzième livre depuis « Mon prochain » (2013, Verticales, 192 p.), on ne s'en plaindra pas, au contraire.
Donc une conférence, que personne ne lui a demandé de faire. Mais « une voix » intérieure, « dans son oreille droite » la pousse à faire et à dire. Elle était en résidence d'artiste à la Villa Médicis à Rome, en 2015, lorsque « cette voix a surgi » dans son oreille droite, il faut le préciser. Pourquoi, et que dit la voix ?« pour me faire des annonces et me donner des instructions ». Originaire de Beauce, on ne peut l'accuser d'entendre qu'il faut aller chasser les godons, ni aller trouver le Roi de France. Il y a longtemps que le dernier a été raccourci, tout comme les blés dans le pays de son enfance. C'était donc à Rome. Elle apprend qu'elle doit « porter des habits noirs. Nuit et jour. Ça attire la mort. Vous retrouverez ainsi Pascal. Ses cheveux auront beaucoup poussé ». Que vient faire là le pari de Pascal « Dieu est, ou il n'est pas. [..] Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien ». D'où la nécessité de faire aveuglément confiance à la littérature. Il suffit d'y croire pour qu'elle soit. C'est presque plus valorisant que la méthode du bon docteur Coué. Quant aux cheveux de Pascal, ce dernier précise sa pensée « C'est monstrer par ses cheveux qu'on a un valet de chambre ». Si ce n'est qu'une question de petit personnel… Les lois sociales sur la domesticité sont passées par là.
Et de plus, cette voix qui surgit pour lui faire des annonces, intervient un dimanche. « le dimanche est le jour où je comprends le plus de choses, parce que je ne fous rien ». Un dimanche à Rome. Manquerait plus que le pape s'en mêle. D'autant plus que la voix insiste « avec Pascal vous ferez un grand trou dans une étendue de sable au moyen de petites pelles en plastique pour vous étendre à tour de rôle ». On savait que Pascal avait inventé la brouette, mais le coup des pelles… Un véritable bâtisseur de mirages. C'était quasiment Port-Royal-sur-Mer. Il est vrai que la littérature moderne met les grands hommes à toutes les sauces. Je pense en particulier à un « De Gaulle à la Plage » de Jean-Yves Ferri (2007, Dargaud, 48 p.). Je sais, c'est une bande dessinée. On est en pleine guerre d'Algérie, en 1956. Charles de Gaulle, en plein traversée du désert, passe l'été sur une plage de Bretagne. Avec lui sa femme Yvonne et son aide de camp Lebornec. Mais il y a aussi son chien Wehrmacht, le rejeton du chien loup de Hitler. « Après le suicide de son maître, un ancien de la 2ème DB l'a offert à ma femme ». Et pendant ce temps, ses tongs font « Flip flop flip flop flip flop flip flop ».
Dans tout ce bouleversement « Mes actes n'avaient plus de poids. le poids de la nécessité ». Dans le genre, ce serait un roman de Gabriella Zalapi comme « Willibald » (2022, Editions Zoé, 160 p.), plasticienne, ou G.W. Sebald avec « Austerlitz », traduit par Patrick Charbonneau (2002, Actes Sud, 400 p.), on aurait en plus le choc des photos. Ceci dit, lisez aussi ces deux auteurs, ils en valent la peine, même si on ne les trouve pas chez son buraliste habituel. de même que les romans de Gaëlle Obiégly. On ne mélange pas la littérature avec les journaux à emballer le poisson, pour la simple raison que cela donne, parait-il, du goût au journal.
La voix intérieure ordonne. Elle s'habille en noir, « un noir quasi fluorescent ». Les goûts ne se discutent pas. Par contre, « les colorations capillaires m'ont souvent désavantagée ». Pourtant, elle le vaut bien. On remarquera au passage, que cela fait plusieurs fois que, avec un tel texte, des écrivaillons peu scrupuleux ou des scénaristes de films tout aussi commerciaux, en auraient profité pour glisser ça et là, une image publicitaire, vendue fort chère. Ceci afin d'alléger les frais inhérents à la publication du texte, et leur mise en place en tête de gondole.
Mais la narratrice avoue « Je ne connais pas de Pascal ». Même sous forme d'un rectangle de papier multicolore imprimé. Dur aveu sur la misère des écrivains et la lésinerie des maisons d'édition. Il est vrai qu'elle était à l'époque en Italie. Déjà les ponts européens avaient remplacé les contemporains célèbres. Elle creuse cependant une tranchée dans sa Beauce natale, muni d'« un remblai avec du sable à lapin » en attendant la venue du dit Pascal. Et c'est Godot qui est arrivé ? Hélas, non, ni Estragon, ni Vladimir. La Beauce, du moins « du côté de Chartres » : « sa campagne, champs de blé, labours, betterave à sucre au moment de la chasse.et les labyrinthes de maïs et de colza. le colza, jaune acide au mois de mai ». C'est ainsi que Gaëlle Obiégly la dépeint dans « Gens de Beauce » (2003, L'Arpenteur, 198 p.).
Questionnement alors à la voix. Qui répond sèchement « Vous recevrez la visite de Pascal et d'autres morts, ne bougez pas, ça ne va pas tarder ». le suspense prend, non seulement forme, ne serait-ce que d'ectoplasmes divers. « L'aube est enfin arrivée ». Non point le département, mais celle aux doigts de rose, ou était-ce l'aurore ? Quoi qu'il en soit. « J'ai fait du stop jusqu'à la gare ». Retour brutal aux réalités, aux grèves du RER, et fin de la poésie.
On est arrivé à la fin du premier chapitre, de trois pages. J'adore ce texte et cette écriture. Evidemment, il n'y a que peu d'action suivie, ni début, ni fin, ni queue ni tête diraient certains. Que de la poésie. Cela me fait penser à certains romans de Marie Cosnay, comme « Comètes et Perdrix » (2011, Editions De l'Ogre », 184 p.). Qui n'est ni un livre de cuisine ni d'astronomie. Ou « Cordélia, La Guerre » (2015, Editions De l'Ogre, 368 p.) qui reprend l'histoire du roi Lear et de ses filles. Mais où tout commence par une Cadillac, à demi brûlée découverte dans une zone frontalière, près des Trois Fourches. Une femme a disparu, sans doute cette amnésique que l'on découvre plus loin. Une enquête policière presque banale. Il y a aussi Glouc et ses filles Goneril et Régane. Cordélia est vêtue de blanc, et non pas de probité candide et de lin blanc. Evidemment, vu de la sorte…. Comme dirait l'autre « Tromperie sur la marchandise ». Non, une autre façon, originale, de voir le monde.
Effectivement, de digression en digression, le lecteur peut perdre pied. Mais n'est pas, aussi, le rôle de la littérature, et des grands écrivains, d'embarquer le lecteur vers d'autres rivages. Imagine-t'on « Madame Bovary » (2001, Gallimard, 528 p.) résumée et réduite à un entrefilet à la sauce de Félix Fénéon. « L'épouse d'un médecin de province tombe amoureuse de Monsieur Homais, pharmacien. L'arsenic s'en mêle et gagne ». Même un journalier ou échotier normand aurait brodé autour de l'anecdote.
L'épisode du soldat inconnu revint en boucle, de ci de là. Tout d'abord c'est à l'occasion de sa prise de travail, elle passe à côté, « au 125, avenue des Champs Elysées ». C'est là où était le Club Med, juste en dessous de Dior Beauté, après avoir passé la rocade des rues de Presbourg et de Tilsitt qui entourent le monument.
« Pourquoi le soldat inconnu – j'aimerais moi-même le savoir ». C'était à l'époque où elle lisait Spinoza, « qui la tenait éloignée d'une autre obsession dont je n'ai pas de souvenir à l'instant où je vous parle. L'écriture dans mon cahier prolongeait les démonstrations lues dans le gros livre ». Deux remarques alors. Si elle ne s'en souvient pas, c'est que ce n'était qu'une fausse obsession, une lubie passagère. Ensuite, plutôt que de lire Baruch Spinoza (1632-1677), qui est tout de même assez rébarbatif, mieux vaut lire ses exégètes. Et parmi eux, la récente thèse en philosophie, fin 2017 à la Sorbonne, d'un jeune homme de 86 ans. C'est une thèse soutenue par Henri Atlan, à la base un médecin biologiste. Après son doctorat, il se spécialise dans la théorie de l'information, appliquée bien sûr à la combinatoire génétique. Il devient très vite un pionnier dans le domaine de la complexité et de l'auto-organisation. Je connaissais déjà son attachement à la philosophie de Maïmonide et de Spinoza, via son parcours, depuis son laboratoire de biologie aux études talmudiques. C'est très bien expliqué en 2 tomes dans « Les Etincelles du Hasard », avec une mise en pages, en particulier des notes, vraiment remarquable (1999, Seuil, 400 p., et (2003, Seuil, 448 p.). Mais la thèse de Henri Atlan « Cours de philosophie biologique et cognitive, Spinoza et la biologie actuelle » (2018, Odile Jacob, 636 p.) se lit presque comme un roman. le thème principal de Spinoza est que la nature et l'esprit forment un seul bloc, avec une substance unique. C'est donc quelque chose entre une explication purement matérialiste, ou réductrice, comme quoi tout est géré par le cerveau et l'ADN, d'une part, et d'autre part, par une interprétation mécaniste, souvent au profit d'un quelconque dessein.
Alors, que vient faire là, la tombe du soldat inconnu ? Tout d'abord, distinguer entre « le soldat inconnu » et « Un soldat inconnu », chacun se rapportant à des concepts différents. « le déterminant défini. C'est fictif ici […] Si tu vois écrit quelque part « UN soldat inconnu » cela amène à penser à sa classe sociale, à son métier, à son âge. Tandis que « LE soldat inconnu », c'est une figure idéale. Une statue grecque en quelque sorte. L'équivalent d'un corps taillé dans le marbre ». Comme quoi, lire Spinoza amène à des considérations spécifiques sur le libre arbitre, de soi ou des êtres et objets environnants. Mais, au fait, cet individu qui repose en tant que soldat inconnu, a-t-il pu utiliser son libre arbitre pour aller laisser sa vie dans les tranchées de la Meuse ? Et s'est-on posé la question de son statut social ou familial, de son métier, de son avenir interrompu brutalement ?
Plus globalement « le soldat inconnu qui perpétuellement meurt pour la patrie. Et qui, aujourd'hui, soigne, balaie, nettoie, livre à toute heure et par tous les temps en échange d'un tout petit salaire et d'une reconnaissance fugace ».
Le roman dérive doucement vers la mort. « Quand les gens sont morts, on peut leur tricoter une histoire, voire deux ou trois, et même plus. On sait qu'ils ne porteront pas plainte. Ça ne coûtera rien. Quand les gens sont morts, tout est possible. Tu lis leur courrier et leurs relevés de banque. Si ce sont des gens intéressants, ça s'appelle des archives ». Tout d'abord, et c'est une des clés du livre, avec Yvette, la grand-mère de la narratrice, qui « pendant les quarante-deux journées où elle fût archi-vielle, elle se croyait jeune fille » dans son Ehpad. Séjour qui lui a coûté un voyage à Tahiti, où elle rêvait d'aller. Yvette et ce qu'elle transmet à sa petite-fille. Tout d'abord la Beauce, lapins et les poules, puis les différences de classes, l'école, l'écriture, les ateliers d'écriture. C'est tout ce que l'on sait, ne sait pas, croit savoir, ou ne sait plus. Avec en plus les joies et le chagrin. Avec le temps, tout s'efface, s'enchaine. Les formes changent. Ne subsistent que l'observation et le souvenir.
Avec l'âge, le nombre des années à venir décroit doucement, étant dépassé par celui des années passées. « Un soir j'ai eu une vision de ma mort. Elle aura lieu de nuit. A un petit carrefour, je serai renversée par une voiture ».
Et le bilan de tout cela « Je n'ai pas changé le monde. Je ne suis pas passée à la télévision. Une vie ratée, et c'est justement ce qui me la rend attachante. Les gens qui passent à la télévision peuvent changer le monde, du moins ils le croient. Les autres le subissent et ils l'inventent. Je suis dans cette catégorie sans gloire. de toute façon la gloire ça me répugne, ainsi que l'emphase généralisée de notre époque et les médailles, les compliments, les récompenses, les compétitions ».
Restent cependant ces très belles pages consacrées à Yvette, sa grand-mère. « La vieillesse lui aura fait gagner la faculté de voir ce qui se dérobe à l'homme ordinaire ». Avec des vignettes de cette institution « On se croirait dans un entrepôt parmi des porcelaines ébréchées que bientôt on ne pourra plus raccommoder ». Raccommoder ou écrire. Retour aussi sur son premier livre et son titre. « Petite figurine en biscuit qui tourne sur elle-même dans sa boîte à musique » (2000, Gallimard, L'Arpenteur, 144 p.). Livre qui débute par « Je suis partie un dimanche après-midi pour Saint-Pétersbourg voir mon père sur son lit de mort. Devant la porte du crématorium j'ai renoncé ».

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