AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de bobfutur


« Les meilleurs livres, pressentait-il, sont ceux qui vous disent ce que vous savez déjà. »

Ce que vous ne savez peut-être pas — je l'ai appris en tombant sur cette édition Agone sortie en 2021 — c'est que le livre le plus lu de votre bibliothèque, dont vous ne savez même plus si vous l'avez vraiment lu en entier, ou bien si vos souvenirs sont issus de la culture populaire, n'aurait pas jusqu'alors bénéficié de toutes les attentions éditoriales qu'il mérite.

En effet, la traduction référence chez Gallimard est restée la même durant plus de 60 ans, alors qu'elle comportait beaucoup d'erreurs, de contre-sens, et d'inexplicables coupes.
Et comme ce texte allait tomber dans le domaine public, Gallimard s'est finalement décidé, en 2018, d'en commander une nouvelle version à la traductrice de Philip Roth, Josée Kamoun.
Le résultat a été salué tout en laissant un goût d'inachevé à ceux qui, depuis longtemps déjà, tentaient de défendre un texte trop longtemps cantonné dans la case « roman populaire » — voire d' « oeuvre à proles », pour employer un peu de novlangue, que cette dernière traduction massacre inexplicablement en « néoparler » — négligeant la très grande profondeur, ainsi que l'insaisissabilité politique d'un texte qu'il est urgent de redécouvrir.

Mais il vaut mieux bien choisir sa traduction, car en plus des deux déjà mentionnées, six autres ont suivi ces trois dernières années. La page wikipédia consacré à 1984 les compare succinctement sur quelques mots emblématiques de novlangue, que Philippe Jaworski pour la version Pléiade des oeuvres d'Orwell s'échine à transcrire en « néoparle », lui qui nous a même francisé Big Brother… à l'heure où la nouvelle carte d'identité française adopte même l'anglais… curieux…

Une version semble déjà se démarquer du lot, nous venant d'une maison canadienne : les éditions de la rue Dorion, confiant en 2019 à Celia Izoard, journaliste (très) engagée et traductrice d'ouvrages critiques sur la technologie ( dont Chomsky et Howard Zinn ), le soin d'en livrer enfin une version de synthèse, la plus fidèle à ce texte trop souvent dévalué par nombre d'intellectuels.

Agone, à Marseille, a encore attendu deux années pour nous la rendre disponible en France, alors que son fondateur, Thierry Discepolo semble être à la base de ce projet trans-atlantique, lui qui en signe la passionnante et longue postface, scellant définitivement et de manière inter-objective le choix sur LA Version à lire et à posséder, rappelant que nous avons bien entre les mains un chef-d'oeuvre, confirmant que cette maison étiquetée à gauche sait dépasser les carcans idéologiques qui se resserrent de tout côté, illustrant cette pseudo-bascule théorétique amorcée par la « French Theory », d'où l'humanisme des Lumières n'y retrouvera plus ses petits :

« Cette “philosophie ordinaire“ est justement celle qu'attaqueront, à partir des années 1980, les penseurs raffinés de la tradition postmoderne pour qui, au bout du compte, le vrai et le faux dépendent de l'état des rapports de force sociaux (pour le dire comme Michel Foucault) ; et qu'il vaut mieux (comme le suggère Richard Rorty) remplacer l'objectivité (cette illusion dangereuse) par l'obtention du “plus grand accord intersubjectif possible“. Mais de telles conclusions, en rendant impossible toute distinction entre ce qui est vrai parce que conforme à des faits extérieurs et ce qui passe pour être vrai parce que produit d'un consensus social, rend impossible l'application du concept ordinaire de “vrai“. Ce qui est précisément le projet de l'inquiétant O'Brien. Sa conception de la vérité — n'est vrai que ce que les intellectuels à la tête du parti intérieur tiennent provisoirement pour vrai — fait ainsi de lui un philosophe post-moderne avant l'heure. Un constat qui remet en cause l'idée largement répandue que les seuls philosophies appropriées à la démocratie libérale sont des variations plus ou moins sophistiquées ou radicales du thème “à chacun sa vérité“. La lecture d'Orwell replace plutôt au coeur de la démocratie les conditions de possibilité d'une vérité objective extérieure à la société. » (extrait de la postface de T. Discepolo)

Car ce texte n'a pas pris une ride, et c'est à sa pluralité d'approches qu'on doit cette résistance au temps qui passe, comme si les idéologies ayant pris ombre de ce pointu manifeste s'étaient perclus de rides à son contact.
Le communisme stalinien est bien mort, mais ce serait rater quelques marches que d'y voir son unique cible, bien qu'elle semble évidente.
L'exemple du relativisme post-moderne a déjà été posé…. On pense bien-sûr à ces dictatures au contrôle ultra-technologique, la Chine en tête de proue, le « Land of Freedom » à la vigie, toujours prêt à faire le contraire de ce qu'il prétend, manufacture mondiale de la post-vérité…

Mais le texte d'Orwell pousse encore plus loin, jusqu'à l'absurde, plongeant le lecteur dans un bloc sombre et compact duquel il sortira un peu ce qu'il en veut, signe probant d'une véritable réussite.

Il évoque même ce signe troublant de notre modernité, faite de misère sexuelle de plus en plus affirmée, paradoxe que seule une modification civilisationnelle viendrait expliquer :
« Il ne s'agissait pas seulement de faire la chasse à l'instinct sexuel parce qu'il créait un monde à part, échappant au contrôle du parti. Surtout, la privation sexuelle produisait de l'hystérie, et cette hystérie pouvait avantageusement être transformée en ferveur belliciste et en culte des dirigeants. »
…même si c'est au religieux qu'incombe surtout cette tâche…

Le seul bémol vient sans doute de la non-prise en compte de l'entropie dans la perpétuation de ce système ; les limites à la croissance n'étaient pas encore passées par là…
Mais c'est oublier que ce livre, dystopie par excellence, est surtout un essai philosophique, camouflé de manière astucieuse et volontaire dans une science-fiction qui a su embrasser la catégorie la plus difficile pour passer à la postérité : la littérature populaire.
Car Orwell le disait si bien, par la bouche de son Winston Smith : « l'avenir appartenait aux proles ».

Livre plus qu'indispensable, d'où la meilleure version est aussi celle issue de maisons d'éditons réellement indépendantes, LVMH n'étant jamais loin de Lovagouv ou de Vérigouv…
Commenter  J’apprécie          11622



Ont apprécié cette critique (113)voir plus




{* *}