Comme nombre de traducteurs, auteurs, éditeurs, adaptateurs, cinéastes, etc., j’ai signé (avec plus d’espoir que d’optimisme) le manifeste du collectif « En chair et en os », dont voici la conclusion à laquelle on ne peut qu’adhérer :
Nous ne voulons pas que l’IA devienne une alternative envisageable à la création humaine. Par conséquent, nous demandons expressément :
— que les maisons d’édition, prestataires techniques de sous-titrage, de doublage et de voice-over, sociétés de production et de distribution cinématographique et audiovisuelle, studios de jeux vidéo et organes de presse refusent le recours à l’IA comme outil de prétendue traduction et de création d’œuvres d’art et de textes ;
— que les diffuseurs soient dans l’obligation de signaler au consommateur tout produit culturel ayant été soumis à l’IA, à quelque endroit que ce soit de la chaîne de production ;
— qu’aucune aide publique ne soit attribuée à des œuvres conçues entièrement ou en partie par des IA.
Nous appelons l’ensemble des créatrices et créateurs d’œuvres de l’esprit ainsi que l’ensemble des diffuseurs à organiser activement le refus de toute utilisation de l’IA dans la culture.
Nous appelons aussi l’ensemble du public, qui lit des livres, regarde des films, joue à des jeux vidéo, et apprécie les œuvres que nous créons, à répondre à notre appel et à soutenir notre action, pour pouvoir continuer à bénéficier d’une culture humaine, produite par des personnes humaines vivant dignement de leurs métiers respectifs.
Est-on amoureux de la traduction comme on le serait d’un être ou d’un pays ? Plutôt, une affaire de désir ; désir de l’œuvre et aussi plaisir éprouvé à cette démarche bien particulière qui consiste à la « tourner » dans une autre langue. Rapporter un tapuscrit de chez l’éditeur – de plus en plus rare, les textes arrivent par mail – accélère le rythme cardiaque ; on serre l’objet contre soi ; on veut et on ne veut pas le regarder tout de suite – il faut savoir que l’éditeur éloquent vous l’a déjà « vendu ». J’approche le texte avec une forme de trac amoureux, pas loin de ressentir que je m’apprête à le connaître au sens biblique du terme, carnal knowledge. Comment l’envie nous vient et nous tient, tient au corps et sous son emprise, comment elle perdure, car la seule fidélité sur laquelle compter est la relance du désir, apparaîtra au gré de plusieurs entrées. Une chose est sûre, la libido est engagée. Un désir qui dure une vie, je traduis depuis bientôt quarante ans, est-ce un amour, est-ce de l’amour ? Un désir qui ne déçoit jamais, même lorsque le résultat frustre, est-ce une passion ? Si l’obstacle enfièvre la passion, alors les nombreux obstacles, internes et externes à la traduction rempliront cet office. The course of true love never did run smooth, dit l’amoureux du Songe d’une nuit d’été. En même temps, rien n’est plus accessible que cette activité ; on peut la pratiquer en professionnel comme en amateur, plaisir occasionnel ou emploi à temps complet – plus que complet : si certains oublient leur métier sitôt leurs « outils » posés, la journée d’un traducteur n’a pas de fin. Traduire, une passion, oui, mais une passion blanche, sans déchirement, non sans ambivalence tout de même ; son objet est accessible, on peut toujours traduire en effet – et retraduire indéfiniment par voie de conséquence – seulement son accessibilité est un leurre, la traduction est un partenaire de vie et, comme un conjoint, c’est une présence illusoirement familière et à jamais mystérieuse : que savons-nous vraiment de nos plus proches ?
(INCIPIT)
Tous traducteurs
Ces traductions multiples de la dernière phrase de On the Road de Jack Kerouac ont été proposées à l’issue d’un séminaire intitulé « Traduire l’oralité du texte en prose », au Centre de traduction littéraire de l’Université de Lausanne, et sur une idée de la revue La Couleur des jours (no 37, hiver 2020-2021), qui les a publiées. Les participantes et participant les ont écrites sans se concerter car le projet consistait à découvrir jusqu’où la variation pouvait aller spontanément, et avec quels effets chaque fois.
So in America when the sun goes down and I sit on the old broken-down river pier watching the long, long skies over New Jersey and sense all that raw land that rolls in one unbelievable huge bulge over to the West Coast, and all that road going, all the people dreaming in the immensity of it, and in Iowa I know by now the children must be crying in the land where they let the children cry, and tonight the stars’ll be out, and don’t you know that God is Pooh Bear? the evening star must be drooping and shedding her sparkler dims on the prairie, which is just before the coming of complete night that blesses the earth, darkens all rivers, cups the peaks and folds the final shore in, and nobody, nobody knows what’s going to happen to anybody besides the forlorn rags of growing old, I think of Dean Moriarty, I even think of Old Dean Moriarty the father we never found, I think of Dean Moriarty.
[...] (suivent 14 traductions)
Sachant qu’il n’existe pas d’ordre des traducteurs ni d’exercice illégal de la traduction, j’engage ici chaque lecteur à inscrire la sienne.
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Une œuvre est de son temps, mais elle n’est pas l’expression exclusive de son temps ; elle en émane, mais ne se réduit pas à son émanation ; elle peut-être « en avance » et elle peut être nostalgique ; elle peut contester son temps sans parvenir à lui échapper. Et si elle survit à son temps, elle sera lue à l’intérieur d’une vision du monde postérieure, on lui verra des sens que ses contemporains n’avaient pas imaginés. La traduction de l’œuvre a donc un caractère historique. Ce qui ne fut pas toujours une évidence.
J'ai toujours aimé me rouler dans la poussière des autres, porter des vêtements de seconde main, des bijoux anciens. Avec le temps, la mémoire embue le texte, je me rappelle tantôt dans l'original, tantôt dans ma traduction ; au fond, j'arrive à mes fins, j'ai réussi à me dissoudre dans l'oeuvre.
Traduire les « gros mots », une question qui se pose tôt ou tard aux traducteurs dans la mesure où la fiction met en scène des situations, milieux et personnages que leur rapport aux gros mots en question caractérise d’une manière ou d’une autre ; or rien n’est mécanique, c’est-à-dire littéral en la matière, dans la mesure aussi où chaque culture a ses tabous, et donc sa transgression. Quant à trouver dans sa langue un équivalent, le Français natif n’est sans doute pas en peine, même si d’autres langues, plus gutturales, ou plus vocaliques, ont l’avantage de la sonorité …. La nôtre, je le parierais sans chauvinisme excessif, ne manque pas d’insultes des quatre-saisons et elle possède en outre l’argot le plus vaste du monde. Où trouve-t-on des vocables alternatifs pour des objets anodins et banals comme l’eau (la flotte), les orteils (arpions), le pantalon (falzar, fute, futal, bénard, grimpant) et tant d’autres qui ne relèvent pas des aires traditionnelles de la grossièreté à travers les langues, c’est-à-dire en gros l’argent, le sexe, et par extension la légitimité de la filiation, et enfin la mort ? Donnez-nous du juron étranger, nous avons tout ce qu’il faut en magasin, le Capitaine Haddock en est une vivante illustration, dans la bouche fictionnelle duquel on a relevé deux cent vingt jurons-injures … L’esprit français ? Ce sont peut-être nos voisins qui auront plus de mal à nous traduire en l’occurrence …
Malédictologie - p. 274-275
Une œuvre est de son temps, mais elle n’est pas l’expression exclusive de son temps ; elle en émane, mais ne se réduit pas à son émanation ; elle peut être « en avance » et elle peut être nostalgique ; elle peut contester son temps sans parvenir à lui échapper. Et si elle survit à son temps, elle sera lue à l’intérieur d’une vision du monde postérieure, on lui verra des sens que ses contemporains n’avaient pas imaginés. La traduction de l’œuvre a donc un caractère historique. Ce qui ne fut pas toujours une évidence.
La légende de la Septante en dit long sur ce qu’un certain imaginaire attend de la traduction, en tout cas de la traduction d’un texte sacré. Pour rappel, il s’agit de traduire rien de moins que la Bible ; soixante-dix rabbins s’y emploient, enfermés sans pouvoir se concerter chacun dans sa cellule. Ô miracle, ils produisent tous exactement la même traduction. (L’Esprit s’en est mêlé, CQFD). Dans la réalité, rien n’est plus orienté que la traduction d’un texte sacré, légitimant le nouveau dogme par un retour toujours plus « pur » à l’original.
Il s’est dit aussi que la traduction parfaite, retournée dans la langue source, serait exactement semblable à l’original. Bien entendu, il s’agit d’un pur fantasme, et tant mieux. Car s’il en était ainsi, le texte serait à tout jamais figé dans un sens et un seul, pétrifié. L’œuvre est transaction entre le producteur du sens, l’auteur, l’artiste, et son destinataire, le lecteur, le spectateur, auditeur, etc. Pourtant les théories de la réception sont tardives, qui envisagent l’œuvre comme une production sociale au sens large, avec des conséquences majeures sur son interprétation.
Avant-propos p. 16
Traduction de la Bible par André Chouraqui :
1 Entête Elohîms créait les ciels et la terre,
2 La terre était tohu-et-bohu, une ténèbre sur les faces de l’abîme, mais le souffle d’Elohîms planait sur les faces des eaux
3 Elohîms dit : « Une lumière sera. » Et c’est une lumière.
4 Elohîms voit la lumière : quel bien ! Elohîms sépare la lumière de la ténèbre.
5 Elohîms voit la lumière : « Jour. » A la ténèbre il avait crié : « Nuit. » Et c’est un soir et c’est un matin : jour un.
… Que veut faire le traducteur en restituant à sa façon la lettre du texte à moins que ce ne soient certaines particularités de la langue, permettant ainsi au lecteur de lire l’hébreu en français ? S’agit-il d’une démarche philosophique visant à transmettre l’étrangéité de la langue, sa quiddité ou bien plutôt d’un désir d’importer le caractère incantatoire de l’œuvre et, par la voie de son mystère, par sa difficulté de compréhension immédiate, d’en faire ressortir le caractère sacré ? Deux projets pas incompatibles au demeurant. ….
Traduire la Bible à soi tout seul et être pris au sérieux nécessite peut-être une part de démesure personnelle mais surtout un capital symbolique appréciable. Et ce capital, Chouraqui le possède en effet : linguiste, juriste, résistant, adjoint au maire de Jérusalem, lettré réputé et lanceur de ponts entre les trois religions du Livre. N’empêche, sa traduction ne laisse pas de stupéfier, de « souffler » les chroniqueurs, d’agacer parfois par son hermétisme de prime abord où certains voient une forme de coquetterie d’érudit. Dans cette entreprise titanesque, on va lire la Bible débarrassée de sa gangue hellénique, dit-il en substance et donc dûment réorientalisée. Il y a là une caractéristique marquée du discours sur les retraductions jusqu’à une date récente. Toutes les métaphores de la peinture à décaper, sur le modèle implicite de la restauration des œuvres d’art.
Etrangeté : la terre était tohu et bohu – p. 149 et 155
Il y a bien longtemps, parmi les traducteurs, on opposait les sourciers aux ciblistes. …
Le cibliste, c’est celui qui se consacre davantage au « rendu » dans la langue d’arrivée, à sa fluidité, à tout ce qui parle directement au lecteur ; il y privilégie les idiomatismes, français pour ce qui nous concerne ; si l’anglais dit « il pleut des chiens et des chats », le cibliste traduit « il pleut des cordes » sans le moindre remords ; sa proposition ne doit pas « sentir » la traduction. Un traducteur cibliste acclimate le texte, il le naturalise en quelque sorte, de manière qu’il paraisse avoir été écrit dans la langue d’arrivée. Ce fut la pierre de touche de l’excellence, c’est un peu devenu une marque d’infamie, mais on va voir que, rien n’étant simple, tout se complique. …
Le sourcier, au contraire, s’applique à rendre non seulement toutes les nuances du texte dans sa langue d’origine mais parfois jusqu’à certains idiomatismes de celle-ci, quitte à surprendre, déconcerter son lecteur. Il cherche le dépaysement et non le rapatriement, comme une porte entrebâillée sur l’inconnu, juste assez en tout cas pour faire (pres)sentir qu’inconnu il y a. …
Si les tendances des uns ou des autres se font assez clairement jour, personne n’est exclusivement cibliste ou sourcier …
L’histoire de la traduction tend à montrer que les ciblistes ont prévalu jusqu’à une date relativement récente pour des raisons esthétiques et idéologiques, le français étant une « phonie », une langue dominante, et l’Hexagone ayant, dans la même logique, entretenu des prétentions hégémoniques sur le français. Le XVIIè siècle aimait les coupables belles infidèles. Le temps passant, la curiosité à l’égard des cultures du monde s’aiguise, leur connaissance s’enrichit et il n’est plus nécessaire de les accommoder au goût français. On s’intéresse bien davantage à en faire ressortir la différence, la spécificité.
Etrangeté : la terre était tohu et bohu – p. 149-151
Traduire Shakespeare … tout était déconcertant, l’anglais élisabéthain non encore standardisé, foisonnant de mots appartenant à des dialectes ou bien latinisants, l’étrangeté de cet idiome composite accentuée par des graphies conjecturales suscitant les notes abondantes des éditions universitaires (est-ce un s, est-ce un f ?), certaines expressions faisant l’objet de spéculations et de débats d’érudits ...
Il importe aussi de rappeler que nous partions d’une référence implicite à notre théâtre classique car le théâtre baroque français ne nous était pas enseigné. Nous entretenions l’idée simple que la France avait Molière-Racine-Corneille et l’Angleterre Shakespeare. A l’aune de notre théâtre classique, la scène élisabéthaine était proprement baroque, c’est-à-dire irrégulière, une pierre avant taille, une perle bosselée. On n’y respectait ni les trois unités (sauf au prix d’acrobaties) ni le bon goût puisqu’on s’y trucidait et s’y empoisonnait sur scène. Plus surprenant encore, des scènes comiques ou en tout cas burlesques s’intercalaient entre des scènes tragiques, sans en amoindrir les effets, bien au contraire, puisque cette stratégie de composition portait le nom de comic relief, non pas « soulagement » que le comique procure, quoique ce sens ne puisse s’exclure, mais plutôt « mise en relief » du tragique par le comique. Shakespeare lui-même avait écrit autant de comédies que de tragédies, sans compter les « histories », pièces historiques propres à étayer le récit politique des Tudor. Du théâtre du Globe encore bien loin d’être reconstruit à l’identique on ignorait tout, et particulièrement qu’il réunissait des spectateurs de toutes catégories sociales, plus tard dénommés viewers et listeners selon qu’ils étaient illettrés ou plus savants, venus voir et écouter.
Juliette, ou la nuit en plein jour – p. 229-230