D'autres couleurs

Deux ans avant sa mort, mon père m'a remis une petite valise remplie de ses propres écrits, ses manuscrits et ses cahiers. En prenant son habituel air sarcastique, il m'a dit qu'il voulait que je les lise après lui, c'est-à-dire après sa mort.

« Jette un coup d'œil », a-t-il dit, un peu gêné, « peut-être y a-t-il quelque chose de publiable. Tu pourras choisir ».

L'écriture m'évoque en premier lieu, non pas les romans, la poésie, la tradition littéraire, mais l'homme qui, enfermé dans une chambre, se replie sur lui-même, seul avec les mots, et jette, ce faisant, les fondations d'un nouveau monde.

Nous nous attachons à un auteur, non seulement parce qu'il nous à offert une vision du monde qui nous habite encore, mais parce qu'il fait partie de notre vie et a contribué, dans une certaine mesure, à notre évolution intérieure.

Je vais vous expliquer ce que j'éprouve lorsque je ne parviens pas à écrire comme je le souhaiterais, ni à m'oublier dans un livre qui puisse me consoler. Très vite, le monde devient un endroit odieux, insupportable ; ceux qui me connaissent ne sont pas longs à comprendre que je suis à l'image du monde tel qu'il apparaît à mes yeux. (p. 18)

Dans un pays où la norme est de ne pas lire, où les lecteurs passent pour des handicapés du bonheur et la lecture comme une bizarrerie, voire une maladie, je ne peux qu’éprouver du respect envers les affections, les obsessions et les prétentions de cette poignée de bibliophiles qui tranchent avec la banalité et la médiocrité ambiante.

Pour moi, être écrivain, c'est découvrir patiemment, au fil des années, la seconde personne, cachée, qui vit en nous, et un monde qui secrète notre seconde vie.

L'inscription est là pour rappeler que certains y sont autorisés et d'autres pas ... Le message qu'ils souhaitent faire passer est probablement le suivant: ici n'entre pas quiconque veut ! De même qu'ils autorisent certains privilégiés à franchir le seuil, ils refoulent ceux qui désireraient entrer sans y être habilités ...

Parce que, comme vous le voyez l'écriture, si vous vous sentez bien avec elle résout tous les problèmes.

Pour bien écrire, il faut que je m'ennuie, et pour m'ennuyer ferme, je dois prendre part à la vie.

Le plus grand bonheur est de se vautrer dans sa propre déprime. Le plus grand bonheur est de se soustraire au regard des autres.