Le Métier de vivre

La morale sexuelle est un palliatif à la jalousie. Elle tend à éviter la confrontation avec la capacité virile d'un autre. La jalousie est la crainte de cette confrontation.

Y a-t-il ou n'y a-t-il pas de progrès dans l'histoire ? Insoluble, parce que tandis que, toi, tu entends par progrès l'entrée dans l'absolu des valeurs morales, et que tu appelles technique (astuce) tout le reste, d'autres se contentent justement de cet enrichissement technique des conditions du bien-être et le nomment progrès. On ne peut pas parvenir à l'absolu par degrés. Donc on ne peut pas trouver l'absolu au bout d'une évolution historique.

Le sexe est un incident : ce que nous en recevons est momentané et fortuit ; nous visons quelque chose de plus secret et de plus mystérieux dont le sexe n'est qu'un signe, qu'un symbole.

Quand on peut dire : "Je n'ai pas agi pour moi-même, mais pour un principe supérieur", en ayant eu soin de choisir ce principe le plus durable et le plus vaste possible et, au besoin, éternel, on est sûr que notre satisfaction finira très tard ou ne finira jamais.

L'oisiveté rend les heures lentes et les années rapides. L'activité rend les heures brèves et les années lentes. L'enfance est la plus grande activité parce que occupée à découvrir le monde et à s'en amuser.
Les années deviennent longues dans le souvenir si, en y repensant, nous trouvons en elles de nombreux faits à développer par l'imagination. C'est pour cela que l'enfance semble très longue. Chaque époque de la vie se multiplie probablement dans les réflexions successives des autres : la plus courte est la vieillesse parce qu'elle ne sera pas repensée.
Chaque chose qui nous est arrivée est une richesse inépuisable : tout retour à elle l'accroît et l'augmente, la dote de rapport et l'approfondit. L'enfance n'est pas seulement l'enfance vécue, mais l'idée que nous nous en faisons dans la jeunesse, dans la maturité, etc. C'est pour cela qu'elle semble l'époque la plus importante : parce qu'elle est la plus enrichie par les "repensées" successives.
Les années sont une unité du souvenir ; les heures et les jours, une unité de l'expérience.

Seule peut inspirer l'action, servir de credo, la pensée qui est devenue machinale, instinctive. Ce qui est nécessaire, c'est l'art de donner libre cours à ses impulsions spirituelles en les laissant agir mécaniquement sous la stimulation. Il y a le machinal du catéchisme - trop connu et postiche - et le machinal de l'instinct. Il faut favoriser, explorer, reconnaître et appuyer l'instinct, sans l'émousser par la réflexion. Mais il faut réfléchir sur lui, pour l'accompagner dans l'action et le remplacer dans les moments de surdité.

Celui qui dénonce l'immoralité de l'amour vénal devrait laisser tranquille toutes les femmes, car, une fois qu'on a exclu les rares instants où elle nous offre son corps par amour, même la femme qui nous a aimé se laisse faire et agit seulement par politesse ou par intérêt, à peu près résignée comme une prostituée. [...]
Mais il reste toujours que baiser - qui réclame des caresses, qui réclame des sourires, qui réclame des complaisances - devient tôt ou tard pour l'un des deux un ennui dans la mesure où l'on n'a plus naturellement envie de caresser, de sourire, de plaire à ladite personne ; et alors cela devient un mensonge comme l'amour vénal. On n'y échappe pas. Même si le but est de faire des enfants.

Non seulement voir faire l'amour, mais voir manger avec appetit, voir user de cruauté, etc., nous fait frémir et nous fait haïr le chanceux qui nous semble quelqu'un d'indigne et un salaud. [...] Nous ne pouvons pas supporter le spectacle de quelqu'un qui jouit sans nous emplir de rancœur.

Soutenir que nos succès sont dus à la Providence et non à notre astuce, est une astuce de plus pour augmenter à nos yeux l'importance de ces succès.

Nous savons tous que nous avons de mauvaises pensées et très rarement que nous faisons de mauvaises actions. Nous savons tous que nous faisons de bonnes actions, mais rares sont ceux qui sont capables d'avoir de bonnes pensées.