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Critique de Charybde2


Roman policier onirique, vertige métaphysique des chemins qui bifurquent là où l'on ne s'y attend pas forcément, récit diaboliquement ouvert : un nouveau tour de force joueur et insidieux de l'auteur du « Dictionnaire khazar ».


Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/05/21/note-de-lecture-exemplaire-unique-milorad-pavic/

Alexandre / Sandra Klozevitz, subtil androgyne aux personnalités chatoyantes ou discrètes, à volonté, est un commerçant d'un genre un peu particulier, puisqu'il vend à ses clients des fragments de rêves futurs. Convoqué plutôt brutalement par Sir Winston, énorme magnat friand de cigares Partagas sous tube de verre et maître occulte d'une bonne partie des trafics illicites de la ville, il / elle doit accepter un double contrat pour payer ses dettes imposantes : deux personnes, un homme et une femme, à liquider, quoi qu'il en coûte. Au cours des reconnaissances indispensables de ses cibles, il repère Isaïe Kruz, le directeur du casino, mais aussi le célèbre chanteur d'opéra Mateus Disteli, ainsi que son ardente maîtresse, Markezina Androsovitch Lempicka, puis les importants banquiers Maurice Erlangen et Livia Heht. Les choses se corsent lorsque, du fait d'un cambriolage surpris en flagrant délit, un deal s'opère, autour d'un fragment de rêve à venir. Que ce rêve implique le grand poète et dramaturge Pouchkine, mais aussi un service de cancérologie, ne complique peut-être qu'à la marge le déroulé de cette quête risquée, mais lorsque les cadavres surprenants commencent à apparaître pour de bon, dûs à des morts naturelles ou non, l'affaire devient officielle, et le fin limier qu'est l'inspecteur supérieur Eugène Stross entreprend de passer au crible les tenants et les aboutissants de ces étranges circonstances intriquées. Tandis qu'il en apprend bien davantage sur le commerce des rêves – et que Markezina Lempicka semble devoir mener sa propre enquête, les choses se précipitent, un coupable se révèle de manière inattendue, un procès doit maintenant avoir lieu (dans lequel on compte parmi les pièces à conviction, justement, deux rêves presque complets, l'un sur la mort de Pouchkine et l'autre sur les pas dans un placard d'enfance) ; hélas – ou pour notre plus grand bonheur -, l'extrême fin de ce roman policier si surprenant se dérobe : pour le mener à son terme, il faudra peut-être bien choisir parmi les cent feuillets mobiles du « Cahier bleu », coffret à l'intérieur du coffret, mis à notre disposition par l'auteur.

Publié en 2004, traduit du serbe en français en octobre 2021 par la merveilleuse et infatigable découvreuse Maria Béjanovska, pour le compte des jeunes et audacieuses éditions des Monts Métallifères, « Exemplaire unique », malgré l'insistance éditoriale amusée sur ce point, est loin de se réduire à un tour de force de conception d'objet-livre à tiroirs, aussi impressionnant – voire miraculeux – soit-il.

En résonance naturelle avec le « Marelle » (1963) de Julio Cortazar ou avec « Les malchanceux » (1969) de B.S. Johnson, mais également de manière plus transversale avec son propre « Dictionnaire khazar » de 1984, et davantage encore avec son formidable puzzle à disséquer et assembler, « La boîte à écriture » (1999), Milorad Pavić nous offre l'une des plus belles et des plus machiavéliques démonstrations de récit ouvert qui soient. Pour s'en convaincre, il faudra toutefois refuser sans doute le pari joueur d'unicité proposé par l'éditeur, et parcourir chacune des cent « fins alternatives » proposées, pour pénétrer le dense tissu spéculatif qu'elles forment toutes ensemble : « votre rêve est un exemplaire unique », dira Mademoiselle Sandra à la page 49, pas nécessairement votre objet-livre lui-même.

Témoignage aussi féroce qu'enjoué du réalisme magique inscrit au coeur de la littérature slave contemporaine (même le précurseur Mikhaïl Boulgakov et son « Maître et Marguerite » n'auront ici qu'à bien se tenir), contaminé de notations synesthésiques passées en partie du côté du spectaculaire marchand (les marques de mode, omniprésentes dans certains contextes à l'intérieur du roman, comme les parfums traquant peut-être quelque émule de Patrick Süskind, ou encore l'électro-tango de Gotan Project et la célèbre compilation ambient du « Chemin khazar »), « Exemplaire unique » évolue avec une grâce résolument folle entre l'oniromancie chère à Antoine BreaRoman dormant », 2014) et le rêve éveillé d'un Goran Petrović (« Atlas des reflets célestes », 1993), pour nous offrir l'un de ces grands moments de littérature inattendue qui ne sont pas si fréquents.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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