Silva, elle, n’est ni morte ni vivante. Silva a disparu. Et pour une personne disparue, vous n’allez pas au cimetière, vous ne préparez pas de gâteau. Vous ne pouvez rien fêter avec elle, vous ne pouvez pas la pleurer, vous ne pouvez pas échanger avec elle ou échafauder des projets.
Tous deux vivent avec la ferme conviction que , s’ils se tiennent à distance des problèmes, les problèmes garderont leurs distances vis à vis d’eux .
En entendant cette plainte, Vesna ressent cette même piqûre qu’elle n’aime pas. Elle sent une résistance furieuse à l’égard du désespoir des autres, et cette résistance vire tout d’un coup à la rage.
Comme le monument de grand-père, lui aussi a été dynamité en 1990. Ils ont glissé sous lui un bâton d'explosif et ils ont fait voler sa vie en morceaux.
Cet instant où Silva a dit Allez, salut et fait virevolter sa robe vers la sortie, c'est la dernière fois qu'ils l'ont vue.
Gorki contemple cet océan de cartons et de registres , il imagine tout ce qu’ils doivent contenir . Des pistolets, des noeuds coulants et des gants , des couteaux éclaboussés de sang, des bandes magnétiques avec des enregistrements secrets, des pièces d’identité, des contrats , des annexes confidentielles, des papiers témoignant de toutes sortes d’acrobaties commerciales. Toute la privatisation des années quatre-vingt-dix se retrouve dans cette pièce , toutes les affaires politiques et les scandales de corruption, les traquenards mafieux, tous les crimes de guerre, les actes de tortures pratiqués sur les prisonniers, le feu mis aux vieillards dans les villages. Tout ce que la police et les tribunaux n’ont pas purgé , nettoyé , a été versé ici , et ça fait beaucoup de chose.
La maison des Rokov parait sortie d'une de ces sagas familiales du XIXe siècle. Cela commence par des coupeurs de bourse et des arrivistes intrigants. Après quoi l'on a affaire à des messieurs dignes et puissants. Et cela se termine dans la débine et la froidure, avec des héritiers fous et décadents. Gorki a l'impression de débouler pile à la fin du roman, au dernier chapitre.
Il dort. Elle, elle le sait, ne retrouvera pas le sommeil cette nuit.
Six années depuis lors ont passé, et deux guerres. Par deux fois le front a traversé cette vallée, par deux fois une armée en a remplacé une autre, qui a conquis ce territoire, l’a détruit, anéanti. Et pendant que les fourmis jaunes incendiaient les maisons des fourmis noires, puis les noires celles des jaunes, la feuille de papier avec le visage de Silva est restée là, intacte, à côté des toilettes.
Tous deux vivent avec la ferme conviction que, s'ils se tiennent à distance des problèmes, les problèmes garderont leurs distances vis-à-vis d'eux.