Citations sur Oeuvres Poétiques (166)
ARBRE AU-DEDANS/EN REGARDANT EN ECRIVANT
DIX LIGNES POUR ANTONI TÀPIES*
Sur les surfaces urbaines,
les feuilles effeuillées des jours,
sur les murs écorchés, tu traces
des signes charbons, nombres en flammes.
Écriture indélébile de l'incendie,
ses testaments et ses prophéties
désormais devenus splendeurs taciturnes.
Incarnations, désincarnations :
ta peinture est le suaire de Véronique
de ce Christ sans visage qu'est le Temps.
p.558-559
* peintre catalan
ARBRE AU-DEDANS/EN REGARDANT EN ECRIVANT
LA VUE, LE TOUCHER
À Balthus.
…la lumière palpe les fruits, palpe l’invisible,
jarre où les yeux boivent des clartés,
flamme coupée en fleur, flamme qui ne sommeille
où le papillon brûle ses ailes noires ;
la lumière ouvre les plis du drap,
les replis de la pubescence,
flambe dans la cheminée, ses flammes sont des ombres,
grimpent au mur, lierre du désir ;
la lumière n’absout pas, ne condamne pas,
elle ignore justice et injustice,
la lumière dresse de ses mains invisibles
les édifices de la symétrie ;
la lumière s’échappe dans un couloir de reflets
et retourne à elle-même :
c’est une main qui s’invente,
un œil qui se surprend à inventer.
La lumière est temps qui se pense.
p.559-560
ARBRE AU-DEDANS/EN REGARDANT EN ECRIVANT
CENTRAL PARK
À Pierre Alechinsky.
Fourrés verts et noirs, lieux décharnés,
fleuve végétal à lui-même attelé :
entre des bâtisses plombées, il glisse sans bouger
et là où la lumière se met à douter,
où la pierre convoite son ombre, il se dissipe.
Don't cross Central Park at night.
Tombe le jour, la nuit s'allume,
Alechinsky trace un rectangle aimanté,
un piège à lignes, une cour pleine d'encre
enfermant une bête effrayée,
deux yeux, rage qui se love.
Don't cross Central Park at night.
Il n'y a pas de porte, ni entrée, ni sortie,
encerclée dans un anneau de lumière
la bête d'herbe dort les yeux ouverts,
la lune déterre des couteaux,
l'eau de l'ombre est devenue flamme verte.
Don't cross Central Park at night.
Il n'y a pas de porte d'entrée, mais tous,
au milieu de la phrase pendue au téléphone,
du haut de la cascade du silence ou du rire,
de la cage en verre de l'œil qui nous regarde,
tous, nous tombons peu à peu dans le miroir.
Don't cross Central Park at night.
Le miroir est en pierre et la pierre est une ombre,
il y a deux yeux couleur de colère,
un anneau glacé, un ceinturon de sang,
on entend le vent disperser les reflets
d'Alice démembrée sur l'étang.
Don't cross Central Park at night.
Ouvre les yeux : tu es entré en toi-même,
tu vogues sur un bateau de monosyllabes,
tu traverses l'étang-miroir et débarques
sur le quai de Cobra : c'est un taxi jaune
qui t'emmène au pays des flammes
à travers Central Park au milieu de la nuit.
p.562-563
Poèmes (1989-1996)
LE MÊME
Au commencement du matin
dans un monde bien campé
chaque chose est elle-même.
La rose qui s'ouvre
entre les bras de l'air
est une flambée tranquille.
Et tranquille la colombe
arrivée on ne sait d'où,
plumes blanches, l'œil alerte.
Face à face, tout près, très loin,
la rose qui se décoiffe,
la colombe qui se lisse.
Le vent n'a pas de corps
et traverse les branchages :
tout change, rien ne reste.
La rose a deux ailes
et niche dans une corniche
posée sur le vertige.
La colombe est fleur et flamme,
perfection qui s'effeuille
et ressuscite en son parfum.
Déjà le distinct est le même.
Houston, le 10 février 1995.
p.613
Le temps même / E
Maintenant je suis vivant et sans nostalgie
la nuit coule
la ville coule
j’écris sur la page qui coule
je passe avec les mots qui passent
Avec moi ne commença pas le monde
Il ne va pas finir avec moi
Je suis
un battement dans un fleuve de battements
Il y a vingt ans Vasconcelos me dit
« Consacrez-vous à la philosophie
Elle ne donne pas la vie
défend de la mort »
Et Ortega y Gasset
dans un bar sur le Rhône
« Apprenez l’allemand
et mettez vous à penser
oubliez le reste »
…
Le temps même / D
Maître des yeux
nuages
architectes de silences
quand soudain
surgit le mot
albâtre
svelte transparence non conviée
Tu dis
j’en ferai de la musique
châteaux de syllabes
Tu n’en fis rien
Albâtre
sans fleur ni arôme
tige sans sève ni sang
blancheur coupée
gorge seulement gorge
chant sans queue ni tête
…
Le temps même / C
Si je suis vivant si je marche encore
dans ces mêmes rues empierrées
flaques boues de juin à septembre
portails hauts murs jardins endormis
seule à veiller
blanche violette blanche
l’odeur des fleurs
grappes impalpables
Dans les ténèbres
un réverbère presque vivant
contre le mur glacé
Un chien aboie
questions à la nuit
Ce n’est personne
le vent est entré dans la futaie
Nuages nuages gestation ruine et nuages encore
temples écroulés nouvelles dynasties
écueils et désastres dans le ciel
Mer d’en haut
nuages du haut plateau Où est donc l’autre mer ?
…
Le temps même / B
Raies noires
les perches dressées des trolleys
contre le ciel de pierre
et leur tresse d’étincelles leur languette de feu
braise perforant la nuit
oiseau
volant sifflant volant
parmi l’ombre enchevêtrée des frênes
depuis San Pedro jusqu’à Mixcoac en double file
Voûte verte et noire
masse de silence humide
sur nos têtes en flammes
tandis que nous parlons en hurlant
dans les tramways qui s’éternisent
traversant les faubourgs
dans un fracas de tours déracinées
…
Le temps même / A
[…]
Aubes sans personne sur le Zócalo
rien que notre délire
et les tramways
Tacuba Tacubaya Xochimilco San Angel Coyoacán,
sur la place plus grande que la nuit
allumés
prêts à nous emporter
dans l’immensité de l’heure
à la fin du monde
…
Mise au net
Extrait 15
Midi :
flammes vertes les arbres de la cour.
Ultimes braises crépitant
dans l’herbe : insectes obstinés.
Dans les prés jaunis,
clartés, les pas de verre de l’automne.
Une association fortuite de reflets,
oiseau éphémère
entre par la frondaison de ces lettres.
Le soleil, dans mon écriture, boit de l’ombre
Entre des murs – de pierre, non :
levés par la mémoire –
un transitoire rideau d’arbres :
une lumière reflétée entre les troncs
et la respiration du vent.
Le dieu sans corps, le dieu sans nom
que nous appelons de noms
vides – avec les noms du vide -,
le dieu du temps, le dieu qui est temps
passe dans la ramure
que j’écris. Dispersion de nuages
sur un miroir indifférent :
dans l’effacement des images
déjà l’âme est là, vacante, esprit pur.
En sérénité s’achève le mouvement.
Le soleil insiste, il se plante
dans la corolle de l’heure stupéfaite.
Flamme sur la tige d’eau
des morts qui la désignent,
la fleur est un autre soleil.
La quiétude en elle-même
se dissout. Le temps s’écoule
sans s’écouler. Il passe et demeure. Peut-être,
bien que tous nous passions, il ne passe ni ne demeure
il existe un troisième état.
…
/Traduit de l’espagnol par Roger Caillois