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Critique de Darkcook


ENFIN, Tokyo Revisitée est là. David Peace a mis dix ans à l'écrire. Son projet était de créer une trilogie sur le Japon post-1945 et les affaires criminelles célèbres qui y ont eu lieu, tout en dépeignant ce Tokyo apocalyptique dans lequel ses narrateurs, comme d'habitude, perdent les pédales et toute raison devant l'horreur. David Peace avait à coeur, puisqu'il vit au Japon depuis des années, de montrer le trente-sixième dessous absolu dans lequel était tombé le pays, pour mieux se relever ensuite et devenir la puissance que l'on connaît, tout en dénonçant l'occupation américaine peu connue, qui avait continué à écraser les japonais. Les américains ont le mauvais rôle chez Peace et cela explose dans ce troisième roman, qui relate de l'affaire Shimoyama, le président des Chemins de Fer, suicidé/assassiné/accidentellement écrasé, symboliquement sur les rails. Pour Peace, même si le roman finit une nouvelle fois par tomber dans un bafouillage incompréhensible où l'on se perd en conjectures sur les détails, le propos est clair et il a tenu à l'expliciter : Pour lui, l'assassinat de Shimoyama a été orchestré afin de tout mettre sur le dos des communistes et de les diaboliser, afin de servir les projets des américains. On décèle l'influence d'Ellroy là encore, même si Peace est bien plus ouvertement à gauche que lui...

Tokyo Revisitée est plus accessible que les deux précédents sur le plan de la forme, et je dois dire que cela n'a pas été sans me causer une certaine frustration, tant je suis fan des expérimentations stylistiques néo-faulkneriennes de David Peace, qui pourrait me raconter le bottin en stream-of-consciousness. Tokyo Revisitée est son roman le plus facile d'accès là-dessus et le moins fou depuis 1974. Il trouve ses moments de grâce par endroits, mais l'on ne prend pas le même pied stylistique qu'avec 1983 et Tokyo année zéro, qui sont pour moi ses sommets absolus. Sans doute voulait-il revenir à quelque chose de plus simple après les délires de Tokyo, ville occupée, où l'excellent rencontrait l'anecdotique et l'illisible, mais il n'empêche...

Après dix ans de tergiversations de sa part sur la structure du roman, il a opté pour trois parties (de son propre aveu, cela forme une trilogie à l'intérieur d'une trilogie) à trois époques différentes, à quinze années d'intervalle, 1949, le moment du crime, 1964, lorsque l'affaire va être clôturée comme c'était le cas au Japon à l'époque, et 1989, alors que l'empereur va mourir et que c'est la fin de l'époque horrible qu'il a à coeur de représenter (comme la mort d'Hoover chez Ellroy clôture la saga Underworld USA) et l'amorce de la renaissance du pays. Les trois parties ont trois narrateurs différents, avec des styles et des névroses bien particuliers, mais, comme souvent, il s'amuse à créer des échos et des similarités entre elles, dans ses fameuses répétitions, et surtout, en prenant le parti pendant tout le roman, quels que soient les narrateurs, d'enlever les signes indiquant les dialogues, ce qui exige un temps d'adaptation qui a duré personnellement le plus gros de la première partie. Les trois narrateurs sont aussi hantés par diverses femmes parties ou décédées, jusqu'à Donald Reichenbach parlant à son chat où l'on en vient même à douter de la réalité et de la symbolique potentielle de ce chat...

La première partie avec Harry Sweeney en 1949 est la plus accessible et rappellera 1974. Sweeney nous paraît au début relativement sain d'esprit pour un protagoniste de Peace et parvient avec brio à mener son enquête, avant de disparaître (le flou sur son destin jusqu'à la bizarrerie de l'épilogue pourra frustrer...). La deuxième en 1964 opte pour une autre structure, avec une alternance entre le point de vue de Murota Hideki (apparu dans Tokyo année zéro !) devenu détective privé, et celui de Kuroda Roman, auteur de romans policiers recherché par Hideki, car ayant résolu l'affaire Shimoyama. L'on confie à Murota Hideki un manuscrit d'un texte de Roman, et l'on croit du coup que les errances de Roman sont son manuscrit. Il y a bien sûr des jeux de concordances et d'échos entre les points de vue d'Hideki et Roman (avec l'acmé lors d'un passage génial de phrases à rallonge et de répétitions lors de l'assassinat de Shimoyama vécu par Roman). En tant que fan de Tokyo année zéro et de certains chapitres de Tokyo, ville occupée, j'attendais avec impatience les éventuels rappels et clins d'oeil de David Peace, et j'ai été un peu déçu, car certes, plusieurs personnages secondaires de Tokyo année zéro sont présents , mais ils ne sont pas toujours exploités jusqu'au bout (surtout celui que je viens de nommer en spoiler, à mon grand regret). La deuxième partie se termine par une séance de spiritisme délirante que je trouve plutôt ratée, mais bon, c'est le risque avec les expériences stylistiques de Peace, c'est du hit-and-miss, comme le montrait Tokyo, ville occupée... La présence de plusieurs flics secondaires de Tokyo année zéro comme flics pourris tenant à faire passer la mort de Shimoyama pour un suicide pour cacher la réalité était assez appréciable, cela m'a rappelé la tétralogie du Yorkshire de Peace où l'on revoyait, tome après tome, tel ou tel flic pourri tentant de camoufler la vérité au narrateur qui s'engouffrait dans la spirale qui le noierait... Et les passages avec Kuroda Roman, écrivain sur l'affaire Shimoyama, peuvent constituer une mise en abîme rigolote avec Peace lui-même.

La troisième partie en 1988 est assez onirique et alterne entre des passages à "il" et à "tu" (jeu sur les pronoms personnels déjà utilisé par Peace dans 1983 notamment), avec le Donald Reichenbach du présent et celui du passé. le personnage étant apparemment une sorte d'espion, le fait que la narration soit à la deuxième personne crée un effet amusant. Il y a quelques passages d'anthologie, notamment son voyage en avion jusqu'au Japon et les passages finaux. Toutes les occurrences où il prend le train sont mémorables aussi (et on les retrouve en leitmotiv chez les trois/quatre narrateurs du roman). Cette partie signant le crépuscule de la période horrible pour le Japon qui était le sujet de la trilogie de Peace, et le début du renouveau, l'on appréciera également les évocations du Japon lors des promenades de Reichenbach, qui n'ont alors plus rien à voir avec le pays de misère et d'apocalypse des deux tomes précédents, et qui chantent l'amorce d'une nouvelle ère...

Non content de créer des échos entre ses personnages et ses tomes de la trilogie Tokyo, Peace réutilise, volontairement ou pas, des types de personnages et des motifs qui sont bien connus de ses lecteurs. Reichenbach m'a rappelé Maurice Jobson de 1983, tout comme Terauchi Koji me rappelait BJ et Sweeney, Edward Dunford (1974) ou Peter Hunter (1980). Sans parler de l'hôpital psychiatrique et des personnages qui y finissent, ce à quoi il s'amusait déjà dans 1977 et 1980. Ce genre d'échos est assez jouissif.

En somme, j'ai beaucoup apprécié, au vu de l'attente après toutes ces années, tant je suis assoiffé des romans noirs de cet auteur. J'espère que le prochain sortira plus vite. J'ai Patient X de côté en anglais, un livre qu'il a écrit en hommage à Ryonosuke Akutagawa, écrivain japonais l'ayant grandement influencé, j'espère que Rivages le sortira en grande pompe en France... Et j'espère aussi que Peace reviendra à sa tétralogie du Yorkshire, à propos de laquelle il avait teasé une préquelle, un peu comme Ellroy fait en ce moment avec son deuxième Quatuor de Los Angeles...
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