Vivre avec son passé

[...] le souvenir ne sera pas mort, l'oubli total est impossible. Il faudra à l'amoureux apprendre à vivre avec, à le laisser se diluer dans le passé, chapitre clos de son histoire qui perdure. Quand la nostalgie se fera douce et laissera place au présent, il pourra s'ouvrir à nouveau.

Dans Matière et Mémoire, Bergson montre que nous sélectionnons sans cesse, pour agir, les souvenirs utiles à notre action : parmi le vaste océan de nos souvenirs, seuls ceux dont nous avons besoin affluent spontanément à notre conscience. Aucun philosophe avant lui n'avait à ce point compris ce qui est désormais un fait scientifique : la mémoire sert moins à conserver le passé qu'à se projeter dans le futur. Ou plus exactement : elle conserve le passé pour établir des prévisions.

Les neurosciences nous montrent ainsi que, au présent, nous entretenons une relation constante et complexe avec notre passé, une relation sur cinq modes correspondant aux cinq mémoires que nous venons d'exposer. Il y a la relation avec notre histoire personnelle, riche d'une infinité d'épisodes qui attendent de revenir, d'être rappelés et peut-être reconstruits (mémoire épisodique) ; la relation avec ce même passé par le prisme des croyances infraconscientes qu'il a produites, capables d'entraver notre bonheur ou de le favoriser en donnant leur signification à notre mémoire épisodique (mémoire sémantique) ; la relation avec un ensemble d'apprentissages dont nous n'avons même plus conscience mais sur lesquels nous nous appuyons à chaque instant (mémoire procédurale) ; la relation avec un passé très récent contenant des informations utiles à court terme (mémoire de travail) ; la relation avec un passé d'une fraction de seconde, le temps de déterminer ce qui, de nos perceptions, intéresse notre avenir (mémoire sensorielle). Ces cinq mémoires fonctionnent de concert, en relation permanente.

Notre passé n'est pas une prison, il ne nous enferme dans aucun destin. Sans le nier, sans non plus nous y soumettre, nous pouvons entretenir avec lui un rapport plus souple : nous pouvons transformer les représentations, principes et idées qu'il nous a collés dans la peau, atténuer les émotions associées, soigner les blessures qu'il nous a infligées.

Pour savoir qui l'on est, d'où l'on vient, et par la même, où l'on va, il nous faut plonger dans ce bouillonnement de vestiges du passé, partir à leur rencontre pour prendre la mesure de notre complexité, de notre subjectivité, de cette histoire qui nous constitue et s'écrit à chaque instant, "semée de virgules, mais nulle part coupée par des points".

J'adore les plaisirs simples, résume Oscar Wilde, ils forment le dernier refuge des âmes complexes.

Il nous faut nous exposer à ce qui nous fait le plus peur, le regarder en face, pour nous habituer à vivre avec et nous détacher de l'impact émotionnel négatif qu'il peut avoir.

Notre passé ne commence pas à notre naissance, mais trouve son origine bien avant, dans la vie, les croyances, les souffrances et les joies de ceux qui nous ont précédés, et dont nous héritons parfois sans le savoir. Si nous ne parvenons pas à en prendre conscience, à expliciter le contenu de notre mémoire sémantique, nous risquons de vivre étranger à nous-mêmes, et de nous voir impuissants face aux maux dont nous souffrons.

On comprend mieux finalement pourquoi la chanson de Jacques Brel nous touche autant : « il faut oublier, tout peut s'oublier... ». Au fond il essaie de la convaincre, de nous convaincre, de se convaincre surtout. Mais il sait bien que non. Tout ne peut pas s'oublier. D'où, peut-être, ce lyrisme si particulier. Il chante l'impossible oubli comme il chantera l'inaccessible étoile .

Et c'est là que la proposition bergsonienne est intéressante et porteuse de sens. Cette question, aussi simple que puissante, est particulièrement éclairante : nos actions nous ressemblent-elles? Et même : nous rassemblent-elles, donnent-elles une unité rétroactive à ce que nous avons vécu ? L'action libre est alors bien plus qu'un choix «conscient», réfléchi et volontaire ; quel que soit l'ensemble complexe de causes, de facteurs et d'influences nous ayant menés à agir d'une certaine manière, notre acte est libre parce que nous nous y «retrouvons ». Toute notre identité s'y exprime, comme si notre vie tout entière devait nous avoir conduits à ce point et à cette prise de décision. Et, plus encore, notre action apporte un nouvel éclairage au chemin parcouru et lui donne sens.