Ce troisième tome des aventures de Lorenzo Falco, agent secret pour le compte des nationalistes pendant la guerre civile espagnole, aurait pu être titré : Paris, nid d'espion. Après un premier tome en zone républicaine, et un second à Tanger aux côtés d'une agente du NKVD, voilà que le chef de Falco, l'Amiral, dit le Sanglier », chef du SNIO, le service d'espionnage nationaliste, lui donne l'ordre de rejoindre la France pour y mener une double mission. En premier lieu, Falco doit mettre hors-jeu Léo Bayard, un intellectuel français ; un agitateur qui a réussi à mettre sur pied une petite escadrille et l'a fait voler pour soutenir les Républicains. Falco est aussi chargé d'empêcher
Pablo Picasso d'exposer son tableau de soutien à la cause républicaine : Guernica.
Cette mission a de quoi plaire à Falco : frais généreux, pourboires dans les meilleurs établissements, rencontres féminines agréables, fréquentation du petit monde artistique et mondain qui se plaît rive gauche...
Falco est le personnage le plus ambigu créé par
Perez-Reverte. Un espion, un tueur, apparemment sans grand état d'âme, soutenant un camp avec lequel il ne partage aucun
e valeur – si tant est que Falco ait des valeurs… Un charmeur aussi, multipliant les conquêtes féminines, avec un côté macho marqué. Mais aussi dans son domaine un vrai professionnel, analysant les situations, les risques et les opportunités. Un homme d'action qui aurait pu être dans le camp d'en face, si l'Amiral n'avait eu prise sur lui.
Dans ce troisième épisode, les fêlures et les contradictions propres à Falco éclatent. La qualité première de Lorenzo Falco est l'art de faire le grand écart. D'un côté servir un régime puritain, prétendant mener une croisade avec l'aide des puissances de l'Axe, et de l'autre n'être jamais plus à l'aise – et sans doute plus vrai – qu'au bord d'un comptoir en zinc entre une magnifique noire herero originaire du Sud-Ouest africain, un trompettiste jazzman du sud américain et le patron – homosexuel - d'une boite de nuit berlinoise.
Le petit monde des services secrets s'étale dans cet ouvrage bien plus que dans les précédents. Pas un camp n'y échappe. Les nationalistes et républicains espagnols s'opposent en plein Paris, suivis - et dépassés – par l'Abwerh, le NKVD ou le MI6 (qui par une bizarre coquille devient dans la traduction française M16).
L'une des grandes réussites du roman de
Perez-Reverte est la reconstitution du Paris brillant de l'entre deux guerre, refuge d'artistes en exil. L'écrivain Bayard, sûr de lui, vedette de la rive gauche, engagé côté républicain, ayant fait le coup de feu, a des airs de
Malraux. Picasso dans son atelier proche de la Seine peint Guernica, sans avoir physiquement vu la guerre. L'artiste a atteint un stade de la notoriété où tout ce qu'il signe a de la valeur – même un portrait cubiste de Falco. Les dessous de la création de Guernica et son accueil initial tels que contés par
Perez Reverte laissent songeur.
Perez-Reverte est un incroyable conteur qui parvient à donner du lustre au moindre moment d'histoire. Rien d'étonnant qu'il ait assumé sa passion du feuilleton historique en écrivant son
Club Dumas.
Cette série sur la guerre d'Espagne était clairement un sujet à controverse. le piège est évité grâce à l'ambiguïté de Falco et au rappel des horreurs commises et des exécutions expéditives. L'implication intéressée des totalitarismes, qui anticipent la prochaine guerre qui les opposera inévitablement, est largement décrite. On est 1937 et à Moscou Staline liquide plusieurs de ses meilleurs généraux dans des mascarades de procès. Hitler teste les capacités de sa future armée sur le terrain espagnol. Guernica en porte les traces.
Ce roman constitue de loin le meilleur tome de cette série sur Lorenzo Falco. Une nouvelle réussite d'un grand écrivain.