Ma marche devenait de plus en plus lente, au fur et à mesure que j'approchais du but de mon voyage. Tant de choses me retenaient ou me retardaient : la fatigue physique, l'appréhension de ne plus retrouver tel que je l'avais connu ce petit coin de terre où tenait tout mon cœur, toutes mes émotions, qui étaient en moi restées vierges et point mélangées, point salies par d'autres préoccupations serviles ou mesquines ; la nuée de souvenirs qui semblaient jaillir de ces haies au crépuscule, comme une volée de hannetons au printemps, et qui sollicitaient, arrêtaient mon esprit en même temps que mes pas, et enfin ce calme de la nature, ce pur silence, à peine égratigné par un crépitement d'insectes, la chute d'un fruit ou, au loin, les sonnailles argentines d'un troupeau rentrant.
Les glaneuses actives découpaient l'espace, frôlant les buissons, rasant le sol, et, tout en se lutinant amoureusement, s'indiquaient par de gais gazouillis, de clairs sifflements, les magasins de réserve, les haies d’abondance où trouver les matériaux pour l'œuvre dont le parachèvement décelait chez les jeunes épouses et les vieilles mamans des nuances insoupçonnées de tendresse.
Fétus de foin et flocons de laine, bouts de crin et bûches de paille se mêlaient, courbés en rond, épousant la sphéricité intérieure de la demeure, garnissant les coins trop durs, adoucissant les arêtes rugueuses du sommier de pierre où dormiraient les œufs.
Bientôt tomba la neige, le froid devint cuisant, la pâture introuvable. L'heure du départ annuel était depuis longtemps passée. Entêtés, Tiécelin et sa gent résistaient tout de même, et sur les arbres grêles, malgré tout, montaient, le ventre vide, d'interminables factions.
Cela dura des jours et des jours. Les corbeaux affamés étaient devenus presque squelettiques ; des jeunes moins résistants crevèrent de faim sur leurs branches. Les autres oiseaux sédentaires les craignaient et les fuyaient ; des défaillances comme des trahisons se manifestaient chez quelques égoïstes qui, domptés par la faim, venaient tournoyer autour des villages.
On n'avait pas revu l'oiseau de proie.
Alors, troublé tout de même lui aussi, dévoré de colère, Tiécelin, le vieux cynique à la carcasse momifiée, au regard halluciné sous les plumes fournies de ses cils noirs, un matin de froid sombre et de bise cinglante, réunit toutes ses cohortes et, donnant enfin le signal du départ, les emmena vers le soleil.