Je me retournai une dernière fois, et je revis les toits dorés du Potala émerger de la brume, comme au premier jour. La seule image que je souhaitais garder de la cité interdite.
Cette fois-ci, pour ne plus risquer d’être démasqués, nous n’avions pour tout bagage qu’un sac chacun, avec une minuscule tente, du beurre, du thé, tsampa et viande séchée. Aucun vêtement de rechange. Dans nos ceintures, notre argent et une petite boussole.
Chaque matin, je frottais mon visage avec de la suie pour avoir l’air d’une bikuni (mendiante crasseuse). J’avais pris soin de noircir mes cheveux à l’encre de chine. Aphur était un lama de Lhassa et moi, sa vieille mère décatie.
Je me souviens d'une tempête de neige qui faillit tous nous ensevelir. Là, je réfléchis un instant et je me dis qu'après tout, ce serait une belle mort , parmi les solitudes majestueuses, au milieu d'un voyage pareil au mien. Je n'avais qu'à prendre la chose du bon côté. Mais je sentais que mon heure n'était pas encore venue.
- Le Gyatcher Rolpa ! si des étrangers ont appris notre langue et ont traduit nos textes sacrés, le sens de ceux-ci leur a forcément échappé !
- Je suis tout à fait d’accord. C’est pour cela que je suis ici aujourd’hui. Je m’adresse à vous pour être éclairée.
Et là, j’avais mis dans le mille.
Le Dalaï-Lama se montra très sensible à ma requête. Un véritable dialogue s’établit entre nous et, au bout de trois quarts d’heure, il promit de m’envoyer un mémoire écrit dans lequel certaines explications seraient développées. Ce qu’il ne manqua pas de faire.
- Mais le voyage pour y parvenir a été tellement plus riche, plus enthousiasment. C’est cela qui restera grave au fond de moi, Lhassa n’était finalement qu’un prétexte.
– Il en va ainsi de tous les mirages que l’on poursuit.
Vous n’avez aucune raison de vous sentir responsable de ce qui m’arrive. Cet accident est le résultat d’actes commis par moi-même. Et nous lamenter ne servirait à rien, donc dormons.
Dans l’ombre du Gomchen, j’appris à ignorer la colère, la convoitise, le doute, l’agitation, le vagabondage de l’esprit. Je parvins même à maîtriser mes rêves… L’absence de rêve étant un signe de perfection mentale.
Après des semaines d’isolement, j’avais toujours plaisir à retrouver Aphur. Ensemble, nous traduisions des textes sur la vie des mystiques du Tibet.
- Nous nous écrirons. Ne trouves-tu pas que la meilleure relation que nous ayons jamais eue s’est faite à travers nos lettres ?
- Un mariage par correspondance en quelques sorte.
- Je vous abandonne à vos maîtresses, cher ami et je m’en vais suivre mes amants qui se nomment Inde, Ceylan, Skikkim.
Philippe n’était pas dupe. Il avait compris que mon départ était une façon de tourner une nouvelle page de ma vie. En Europe, je m’enlisais dans une forme de neurasthénie chronique, et ce voyage était l’espoir d’une complète guérison.
J’étais à la fois excitée et fébrile. Devant Philippe j’avais réussi à garder une certaine contenance.