Citations sur Lettres à la fiancée (9)
1er mars 1920
Petite Ophélia,
Pour me montrer votre mépris ou, du moins, votre indifférence réelle, ni l'apparence transparente d'un discours si long ni la série de "raisons" aussi peu sincères que convaincantes que vous m'avez adressée n'étaient nécessaires. Il suffisait de me le dire. Comme cela, je le comprends tout aussi bien, à ceci près que cela me fait encore plus mal.
Si vous me préférez le jeune homme que vous fréquentez et que vous aimez beaucoup certainement, comment pourrais-je le prendre mal? La petite Ophélia peut préférer qui elle voudra : elle n'est ni obligée - je le crois vraiment - de m'aimer ni d'avoir besoin (à moins qu'elle ne veuille s'amuser) de feindre de m'aimer.
Qui aime vraiment n'écrit pas des lettres qui ressemblent à des requêtes judiciaires. L'amour n'analyse pas autant les causes et ne traite pas les gens comme des accusés qu'il est nécessaire de "charger".
Pourquoi n'êtes-vous pas franche avec moi? Quelle nécessité éprouvez-vous de faire souffrir quelqu'un qui ne vous a rien fait de mal - ni à vous ni à personne d'autre ; qui porte comme poids et comme douleur suffisants sa propre vie esseulée et triste ; et qui n'a aucun besoin de la voir alourdir en lui créant de faux espoirs, en lui manifestant des affections feintes, et cela sans que l'on puisse en voir l'intérêt, ne fût-ce que pour s'amuser ; ou le profit, ne fût-ce que pour se moquer.
Je reconnais que tout cela est comique et que la partie la plus comique de tout cela, c'est moi.
Moi-même je trouverais cela drôle si je ne vous aimais pas autant et si j'avais du temps pour penser à autre chose qu'à la souffrance que vous vous plaisez à provoquer chez moi sans que moi, sinon parce que je vous aime, je l'aie méritée et, je le vois bien, le fait de vous aimer n'est pas une raison suffisante pour le mériter. Enfin...
Voici donc le "document écrit" que vous m'avez demandé. Ma signature sera reconnue par M. le notaire Eugenio Silva.
Fernando Pessoa
Le Destin est une sorte de personne ; il cesse de nous tourmenter si nous lui montrons que nous ne nous laissons pas atteindre par ce qu'il nous fait.
Un jour la lumière vint à manquer, au bureau. Freitas ne s'y trouvait pas, et Osorio, le garçon de courses était sorti. Fernando alla chercher une lampe à pétrole, l'alluma et la posa sur mon bureau.
Un peu avant l'heure de la fermeture, un petit bout de papier posé sur le bureau attira mon attention; il disait : "Je vous demande de rester." Je restai, dans l'expectative. A ce moment-là, je m'étais déjà rendu compte de l'intérêt de Fernando pour moi, et pour ma part, j'avoue que je le trouvais assez séduisant.
Je n'accepte pas l'idée de t’écrire, je voudrais te parler, t'avoir toujours à mes côtés, qu'il ne soit pas nécessaire de t'envoyer des lettres. Les lettres sont des signes de séparation - des signes, du moins par la nécessité que nous avons de les écrire, que nous sommes éloignés l'un de l'autre.
"Le temps, qui patine les visages et les cheveux, patine aussi, mais plus vite encore, les sentiments violents. La plupart des gens, parce qu'ils sont stupides, réussissent à ne pas s'en rendre compte, et croient aimer toujours, là où il ne reste plus que l'habitude. S'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait pas de gens heureux dans le monde. Les créatures supérieures, cependant, sont privées de la possibilité d'une telle illusion, parce qu'elles ne peuvent croire que l'amour soit durable ni, lorsqu'il est tari, se leurrer en prenant pour de l'amour l'estime ou la gratitude qu'il a laissées à sa place."
Je vous demande de ne pas agir comme les gens vulgaires, qui sont toujours mesquins ; que vous ne détourniez pas votre visage en me voyant : que vous ne gardiez pas de moi un souvenir où entrerait de la rancoeur. Restons, l'un devant l'autre, comme deux amis qui se sont un peu aimés, lorsqu'ils étaient enfants, et qui, bien qu'ils aient au cours de leur vie d'adulte poursuivi d'autres chemins et d'autres amours, gardent toujours, dans un coin de leur âme, la mémoire profonde de leur amour ancien et inutile.
Fernando était très superstitieux, surtout s'agissant des chiens qui pleurent. Il disait que, lorsqu'il rentrait chez lui, les chiens pleuraient sur son passage et que cela signifiait que quelque chose en lui les faisait pleurer.
Le Destin est une sorte de personne; il cesse de nous tourmenter si nous lui montrons que nous ne nous laissons pas atteindre par ce qu'il nous fait.
Le Temps, qui patine les visages et les cheveux, patine aussi, mais plus vite encore, les sentiments violents. La plupart des gens, parce qu'ils sont stupides, réussissent à ne pas s'en rendre compte, et croient aimer toujours, là où il ne reste plus que l'habitude. S'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait pas de gens heureux dans le monde. Les créatures supérieures, cependant, sont privées de la possibilité d'une telle illusion, parce qu'elles ne peuvent croire que l'amour soit durable ni, lorsqu'il est tari, se leurrer en prenant pour de l'amour l'estime ou la gratitude qu'il a laissées à sa place.
Ces choses-là font souffrir, mais la douleur passe. Si, même la vie, qui est tout, passe à la fin, comment ne passeraient pas l'amour et la douleur et toutes les autres choses qui ne sont que des moments de la vie?