Pourquoi pas la vie

Après tout à quoi sert la littérature si ce n'est pas à commettre cet acte irrationnel : inventer des réalités alternatives à partir de la matière du monde, donner une voix à celles et ceux qui n'en ont pas, déposer des pansements de mots sur les injustices, habiller d'un corps les fantômes, projeter les souvenirs en technicolor, déclamer notre amour à celles et ceux qui ne peuvent plus nous entendre.

C'est une question politique, dit Sylvia. Il s'agit de redonner de la hauteur et de la noblesse à l'expérience féminine dans son ensemble, de la quotidienneté jusqu'au désir, et de la sortir de sa supposée petitesse et de sa modestie. Ce qui relève du féminin n'est pas mineur. Il s'agit de dire notre vécu avec nos mots et notre langue - puisque c'est la notre - pour reprendre la main sur une parole accaparée par les hommes. [...] Et pour moi, écrire comme une femme, c'est s'emparer de sujets qui nous concernent intimement avec le même sérieux et le même regard universaliste qu'on accorde aux thèmes dit masculins. Je crois qu'Anne [Sexton] et moi sommes habitées du même désir de transposer cet héritage au monde contemporain, de faire de la féminité une liberté et une puissance.

Non seulement ce fragment de son histoire se trouve désormais en dehors d'elle, mais il devient une matière. Ce n'est plus qu'une histoire.

Elle aurait dû se méfier : on ne peut pas faire confiance à quelqu'un qu'un numéro de claquettes ne rend pas heureux.

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi, Sylvia ? Comment as-tu pu, bon sang ? répète Ted, parfois même sans l'énoncer, juste avec son regard et ses soupirs.

Comme si c'était une question à laquelle on peut répondre.

Pourquoi as-tu voulu mourir ? Pourquoi as-tu essayé de te tuer ? ne demande jamais Ted. Seulement Pourquoi ? Et tout le reste, c'est le silence qui l'exprime. Mais la vraie question, la seule qui mérite qu'on lui cherche une réponse, c'est : Comment vivre ?

Si on compte sur les hommes pour nous libérer, on peut tout aussi bien se laisser lentement dessécher au soleil.

Elle n'imaginait pas ça possible, mais si les écrivains ,plus encore les écrivaines ont un rôle, si leur imagination peut avoir une utilité sociale et politique, c'est bien celle-ci : inventer une alternative à ce qu'on nous dit inéluctable, et tracer une troisième voie là où le reste du monde ne perçoit qu'un mur ou des broussailles.

Elle repense à leur rencontre. Le baiser qu'il lui a volé, la joue qu'elle a mordue, la boucle d'oreille et le bandeau qu'il a arrachés, c'était déjà si violent alors même qu'ils n'avaient échangé que quelques mots. Elle est tombée instantanément amoureuse de sa carrure monumentale, de l'atmosphère chargée qu'il charriait avec lui et qui envahissait tout l'espace, elle est tombée amoureuse de ce qu'il provoquait en elle: ce désir violemment érotique de se confronter à lui. Intellectuellement, physiquement, émotionnellement. Elle sent bien qu'il ne suffirait que d'une étincelle pour que ce feu reprenne.
Et Sylvia n'en veut plus de cet amour qui les consume de rage et d'acharnement, elle ne veut plus désirer de la violence. Elle ne veut plus de cet érotisme-là. La vie elle-même est déjà assez féroce. Si elle doit un jour aimer à nouveau, ce sera d'un amour duveteux.

I'm laughing at clouds, so dark up above The sun's in my heart and I'm ready for love.

Mais au lieu de love, elle chante life, et tant pis pour la rime, parce que non, elle n'est certainement pas «prête pour l'amour ».

Vivre, c'est déjà un bon début. Et puis, peut-être même que ça suffit.

Elle les a pourtant voulus, ces enfants, puissamment, même si elle cherche encore la raison de ce désir. Parce que c'est ce que font les femmes de son âge et de son milieu social ?, pour tenter de garder Ted près d'elle ?, parce que l'écriture ne lui suffit pas ?,dans l'espoir de se sentir enfin complète ?. Elle se dit dé fois qu'elle a plongé les yeux fermés dans ce rôle pour se raccrocher à un semblant de normalité. Ou est était-ce pour... s'autoriser à échouer en tant l'écrivaine ?.

Une pointe d'aigreur lui remonte de l'estomac.
A-t-elle pu faire des enfants simplement parce qu'elle en avait envie ?. Elle jugeait avec un tel dédain ses proches qui ne souhaitaient pas devenir parents, mais est-elle vraiment sûre que ses raisons à elle d'en mettre au monde étaient plus vertueuses ? .Peut-on en réalité jamais savoir quelle part de nous est consti tuée par les injonctions sociales que l'on a intégrées, par les rôles qu'on nous assigne, par la façon dont on grandit, par nos névroses et nos peurs aussi ? .Quelle place reste-t-il pour nos désirs profonds, nos envies joyeuses et nos plaisirs intimes ?.

Il est trop tard pour se poser la question, de toute façon. Elle aime ses enfants éperdument et, heureusement, ils ne comblent aucun vide. Ils ne parviennent même pas à lui donner l'impression d'être une femme normale de son époque. Ils ne servent à rien, et c'est de toute évidence ce qui peut leur arriver de mieux.