Nantes. Les années 80. L'Arménien, un truand torturé, manipulateur, habile et diablement séduisant, est assassiné. Qui l'a tué ? Et pourquoi ?
Avec cette enquête,
Carl Pineau esquisse le personnage de Greg Brandt, cet inspecteur de la police judiciaire nantais qui va s'épanouir, s'étoffer au fil des romans de la série nantaise. Dans L' Arménien, Greg Brandt reste dans l'ombre. Il enquête mais en sourdine, en non-dits, presqu'en apartés, mû par une intuition qui murit au fil des pages jusqu'à devenir conviction. Une façon très originale et subtile de gérer une enquête policière : le flic surgit de temps à autre, de préférence à des moments où on ne l'attend pas, semble agir de façon contre-productive, sans jamais lâcher le fil de son idée de départ. Il ne résout rien, les événements s'en chargent à ses dépens. Déroutant.
Plus déroutant encore, le traitement du temps narratif. La chronologie est prise au collet. Elle existe bel et bien mais elle est traitée à l'envers. En fait, le récit s'ouvre sur la mort de l'Arménien et s'applique à reconstituer son parcours depuis son arrivée à Nantes vingt ans plus tôt. Autrement dit, le récit n'avance pas, jamais. Il recule mais pas de façon linéaire, par saccades, en alternant les retours en arrière et les moments d'actualité au cours desquels tout le monde, les personnages, l'enquêteur, le lecteur, piétinent et s'enlisent au point que la seule issue est de se tourner vers le passé.
Mais le plus étonnant, c'est l'usage que le narrateur – subtilement embusqué au coeur de sa narration – fait de la première personne. Les deux personnages de premier plan, la psy et le meilleur ami de l'Arménien, sont omniprésents et s'expriment à la première personne. Deux « je » qui s'ignorent ou se croisent sans se reconnaître, et qui tissent la toile du récit. Les épisodes de cette double narration se répondent, se complètent ou se contredisent dans un jeu de mise en miroir qui permet au lecteur d'emboîter une à une, en tâtonnant, chaque pièce du puzzle de la vie de l'Arménien au fur et à mesure de sa lecture. Et ces deux personnages, aux antipodes de la société, de la morale, de la vie, dont le seul point commun est leur lien de nature radicalement différente, mais au bout du compte paradoxalement identique, avec l'Arménien, vont finir par se ressembler, quasiment fusionner au point qu'au bout d'un certain temps de lecture, il faut quelques paragraphes pour distinguer qui parle, de l'un ou de l'autre. Un véritable tour de passe-passe dont la magie se dissipe avec le dénouement.
Une technique narrative délicate mais efficace qui permet d'échapper à l'exigüité du récit à la première personne et qui, gérée avec une grande maîtrise, favorise l'accumulation des paradoxes, humains et dramatiques, des interrogations, des effets de suspens pour livrer au lecteur un récit haletant, jamais obscur mais toujours déroutant. Un vrai régal. A lire absolument…ainsi que les récits suivants de la série nantaise bien sûr.