Citations sur Les rêves de nos mères (54)
Bien que personne ne voulût vraiment l’admettre, la position de l’aristocratie britannique était de plus en plus inconfortable. L’Amérique s’imposait désormais comme la première économie du monde. On ne comptait déjà plus les unions entre des aristocrates anglais et les filles généreusement dotées de riches marchands américains. Il s’agissait là d’un échange de bons procédés, un titre contre une fortune. Tout le monde y trouvait son compte ou presque.
Cet ancien monde déstabilisé et en perte de vitesse laissait à Julia un affreux sentiment de désolation.
Plus les jours passaient, et plus elle se rendait compte qu’elle n’avait qu’un seul désir, le revoir. C’était indécent, immoral et totalement indigne d’une jeune veuve. Charles était mort depuis trop peu de temps pour que les pensées de Julia convergent déjà vers un autre homme. Un roturier désargenté de surcroît.
Trois semaines d’avance. Ce n’était pas une catastrophe, mais les bébés arrivés à terme étaient tout de même plus solides et en bien meilleure santé que les prématurés. Alma, malgré elle, se demanda ce qui se produirait si cet enfant ne survivait pas. Assurément, cela tuerait Lady Julia. Durant les derniers mois, elle n’avait lutté que pour la petite vie qui poussait en elle. Alma chassa ces idées noires de son esprit par des prières où elle demandait à Dieu d’accorder enfin un peu de joie à sa maîtresse.
Elle rêvait de lui. La nuit précédente encore, il était apparu dans un de ses songes. Ses caresses fiévreuses, son corps fin et athlétique… Elle rougissait de honte en repensant à ces fantasmes nocturnes qui, invariablement, la chamboulaient dans ses désirs les plus profonds. C’était sans doute stupide, mais elle avait l’impression de trahir Charles. Plus idiot encore, elle ignorait ce qu’il était advenu de Will et ne le saurait probablement jamais.
Le bébé semblait se porter comme un charme et donnait régulièrement des coups de pied à sa mère, comme pour lui signifier qu’il était vigoureux et en bonne santé. Elle lui parlait souvent, de son père, de Longfield, de son enfance à elle et de ce qu’ils feraient ensemble quand il montrerait le bout de son nez. Elle lui chantait des chansons en espérant qu’il ou elle l’entendait. Si elle n’était pas très cheval sur le sexe de son enfant, elle espérait tout de même un héritier pour Longfield, un beau garçon qui ressemblerait à Charles.
Edna s’habilla avec ses plus beaux vêtements et tenta de mettre un peu d’ordre dans sa longue chevelure blonde. Elle s’observa un moment dans le miroir. Elle reconnaissait bien cette jeune femme aux joues creuses, au corps amaigri et brisé. Ce qui avait changé, en revanche, c’était son regard. Ce regard si triste et terne d’ordinaire. Il y avait là quelque chose de nouveau, une infime mais pourtant perceptible lueur – peut-être bien celle de l’espoir.
Les lettres de Mrs Alder bien à l’abri dans son panier en osier, elle se rendit jusqu’au pub des Murphy le cœur battant. En quoi ces courriers pouvaient-ils bien intéresser le plus influent des gangsters de Londres ?
Tu n’as pas le droit de geindre sur ton propre sort ! Ces gens auraient donné ce qu’ils avaient de plus cher pour être en vie comme toi aujourd’hui, alors, de grâce, ressaisis-toi !
La réaction d’Emily pétrifia Julia au point qu’elle cessa instantanément de pleurer. Le regard sévère que sa cousine posait sur elle la fit rougir de honte et ce jour-là, elle se fit la promesse de ne plus jamais se plaindre d’avoir eu la vie sauve.
Lady Emily rejetait avec ardeur les derniers vestiges d’une époque qu’elle estimait révolue et revendiquait haut et fort son statut de femme libre. Elle montait à cheval comme un homme, ne portait pas de corset et quelquefois, quand l’envie lui prenait, s’habillait d’un pantalon. Sa fortune personnelle le lui permettait. Mais peu de femmes pouvaient se targuer d’une telle indépendance financière : Emily restait une exception dans cette société où l’on favorisait toujours les garçons. Julia se réjouissait de leur venue. Son ventre s’arrondissait et elle attendait impatiemment de pouvoir sentir son bébé bouger.
Il aurait dû être jaloux, elle pleurait son mari ; mais en un sens, savoir qu’elle avait fait un mariage d’amour l’avait un peu réconforté. Il le savait, Julia et Charles s’étaient choisis, elle en était tombée amoureuse, elle le lui avait affirmé la dernière fois qu’ils s’étaient vus, quelques années plus tôt. Il l’avait crue. Julia ne lui aurait jamais menti.
Charles avait vite compris que sa jeune épouse n’avait pas grandi dans les mêmes conditions que lui ; il avait donc accepté et même encouragé les balades de celle-ci dans les quartiers des employés. Cela semblait la rendre heureuse et Charles approuvait de bon cœur tout ce qui pouvait faire plaisir à sa femme, quitte à choquer le reste de sa famille.
Julia, en entrant dans la cuisine, eut d’abord une pensée pour Maria. Elle regarda l’endroit où elle avait allumé la bougie quelques semaines plus tôt et sa gorge se serra. Cette nuit-là, elle avait perdu non seulement son mari mais aussi sa seule amie à Longfield. Maria, qui avait sensiblement le même âge qu’elle, avait été sa confidente durant ces quatre premières années de vie aux côtés de Charles.