AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Domichel


« Je connais treize façons de raconter ma vie. Aujourd'hui je choisis la septième (...) Et je ne sais pas s'il y en a une de vraie ou si l'une est plus vraie que l'autre. »

Ainsi commence à peu près le portrait de Hugo Pratt rédigé par Dominique Petitfaux. C'est en 1990 sous forme d'entretiens entre les deux hommes qu'a pu voir le jour « Le désir d'être inutile » une autobiographie vivante, ce qui la rend d'autant plus intéressante à lire. En parallèle paraît sur son oeuvre « De l'autre côté de Corto ».
Trente ans plus tard, reparaît le premier ouvrage augmenté d'une postface consacrée aux quatre dernières années d'Hugo Pratt, dans une très belle édition illustrée de nombreux dessins et aquarelles. Ce livre est composé de deux parties, la première, la vie de Pratt de sa naissance à sa disparition ; la seconde, son monde intérieur, ses influences culturelles, ses rencontres (innombrables), la religion, les femmes, l'ésotérisme, la mythologie... Au total un superbe ouvrage de 300 pages dont il est singulièrement ardu de rédiger une critique, tant la richesse des thèmes abordés et la quantité d'anecdotes sont importantes. Je vais cependant essayer d'en extraire la substantifique moelle, comme disait Rabelais...

Né en Italie en 1927 dans une famille “poly-culturelle” et de religions variées, le jeune Ugo Eugenio Prat (de son vrai nom) grandit à Venise dont il s'imprègne des traditions, et d'une grande liberté de mouvement qui lui permet très jeune de croiser tant de gens issus de nationalités multiples. Élevé dans un fascisme d'état auquel une grande majorité d'italiens adhère avec sincérité et par nationalisme, ce n'est que beaucoup plus tard que la véritable nature de ce fascisme clivant du côté du nazisme lui apparaît avec clarté. À dix ans il rejoint, avec le reste de la famille, son père qui travaille en Éthiopie. Alors commence pour le tout jeune Ugo une vie faite de découvertes et d'amours qui vont le faire “grandir” de façon exceptionnelle. Rentré à Naples en 1943 il assiste à la chute du fascisme, et se forge « une nouvelle éthique, loin de la patrie, du drapeau, des idéologies ». Endossant avec ses amis d'alors toutes sortes d'uniformes militaires il survit dans une joyeuse insouciance entre jazz, rugby, prison, filles, et commence à dessiner. Les voyages aussi sont au programme, Autriche, Angleterre, France, Yougoslavie et fin 1950 c'est le grand départ pour l'Argentine. À partir de là sa véritable carrière de dessinateur prend son essor tout en mêlant aventures sentimentales, expéditions dans tout le continent américain avec au passage une escale d'un an en Angleterre, et enfin le retour à Venise avec une tentative de vie “stable” si l'on précise que sa femme d'alors vivait à Paris avec leurs deux enfants.
Il serait ensuite fastidieux de relater toutes ses rencontres professionnelles comme amoureuses, au cours de tant de périples qui lui ont fait faire le tour du monde. C'est à partir du début des années ‘70 qu'avec la publication de Corto Maltese vient enfin la consécration. Paru en France en épisodes dans Pif, d'obédience communiste, ce qui ne manque pas de piquant quand on sait les débuts d'Ugo sous l'uniforme fasciste ! Et les voyages, encore et toujours, permettant à notre homme d'enrichir sa culture et d'amasser des milliers de livres dans tant de langues, lui qui en pratique six ou sept. Ses dernières années, Hugo Pratt les passera en Suisse et surtout dans sa bibliothèque qui lui sert de maison, repartant encore à l'étranger pour recevoir les hommages et les honneurs, au cours des salons, et particulièrement des rencontres avec ses lecteurs.

Abordons la seconde partie de l'ouvrage. Sous forme de sept chapitres intitulés sept portes pour pénétrer l'homme intérieur.
- La première « le voyage du pèlerin », consacrée aux voyages. Embarqué dès l'enfance pour l'Éthiopie (il y rencontre Henry de Monfreid), sans doute ce premier voyage lui donnera des ailes aux pieds. Partout où ses pas l'emmèneront, il n'aura de cesse d'aller sur les traces (les tombes) de personnalités atypiques.
- La deuxième « Culture et cultures » où l'on aborde le rapport de l'homme et de ses cultures, livresque, universitaire, militaire, ésotérique, toutes sans hiérarchie n'en faisant qu'une en n'allant toujours qu'à ce qui est fondamental. On y croise Chrétien de Troyes, Winsor McCay, Cocteau, Pétrarque ou Rimbaud. Kipling, Shakespeare et tant d'autres. Stevenson bien sûr, dont il adaptera l'Île au trésor en BD.
- Troisième porte « Une éducation ésotérique ». Au coeur de Venise, carrefour des civilisations et des religions. Juif du côté de sa mère, catholique du côté de son père (lequel s'intéressait également à la franc-maçonnerie et au mouvement rose-croix), Pratt se passionnera pour la Kabbale et sera en plus initié au culte vaudou. Tout un programme !
- Quatrième porte « Mythes et métaphysique » très différente de la troisième, elle ouvre précisément sur les mythes de l'ancien testament Caïn, Lilith ; Satan, Dieu, leur existence et ce qu'en tirent les religions, et bien sûr le rapport à la foi.
- Cinquième porte « Un monde au féminin ». Cette porte pourrait être à elle seule un chapitre conséquent, tellement Hugo Pratt en a connu et aimé des dizaines ! Quels que soient leur origine, leur milieu social, leur nationalité, leur physique, sans doute on pourrait tirer un portrait de “macho”, alors qu'il ressort de ces rencontres un immense respect et des souvenirs émus... Une abondance d'aquarelles et de portraits illustre avec bonheur cette porte.
- La sixième « Héros et guerriers » est forcément plus grave que la précédente. Lui qui a connu, et fait, la guerre dès l'âge de treize ans, il ressort de cette expérience personnelle une distance particulière. Ses héros ne sont pas des “Rambo”, et s'il reconnaît la connerie de la guerre, il ne nie pas qu'en certaines situations, la politique et la diplomatie n'ayant été que du temps perdu « le problème est que parfois il faut la faire, ou que parfois on se retrouve obligé de la faire ».
- «Le désir d'être inutile » Cette septième et dernière porte s'ouvre sur un genre de bilan de l'oeuvre de Pratt (autour de la création de Corto Maltese) placée dans le contexte de l'histoire de la deuxième partie du XXe siècle. le monde occidental, en partie libéré des conflits mondiaux, peut se livrer à des considérations politico-philosophiques qui n'engagent et surtout n'intéressent que ceux qui s'y livrent, à savoir des groupes d'intellectuels qui n'ont d'autre ambition que de catégoriser la population en fonction de ses préoccupations. Or donc la bande dessinée n'est considérée que comme un art mineur et ses auteurs n'ont d'autre utilité que d'amuser les enfants et le “vulgum pecus”, alors que d'un bout à l'autre du XXe siècle, des témoins et non des moindres, de Goethe avec Töpffer à Michel Serres avec Hergé, se sont penchés avec le plus grand intérêt sur le désormais “9e Art”. D'où la satisfaction amusée de Pratt quand il fut porté au pinacle par ceux-là même, les « intellectualloïdes », qui, 20 ans auparavant l'avaient considéré comme inutile.
« Alors vis-à-vis d'eux, je n'ai pas eu le plaisir d'être inutile, mais aussi le désir d'être inutile »

C'est avec un plaisir infini que j'ai lu et relu ce portrait autobiographique de l'immense auteur que fut et restera à jamais Hugo Pratt. D'abord par la connaissance que j'ai maintenant de sa vie étonnante en tous points : artistique, intellectuel, humain, philosophique, drôle, grave, aventureux, amoureux... Tant de qualificatifs peuvent s'appliquer à lui. Cet homme avait réellement un côté attachant et Dominique Petitfaux son biographe et interlocuteur privilégié a réussi un ouvrage d'une qualité au moins égale au sujet qu'il a traité, et Dieu sait que c'était un travail énorme. Je remercie les Éditions Robert Laffont et Babelio pour m'avoir permis de découvrir un homme hors du commun raconté par un autre à la plume talentueuse.
Une question reste cependant à trancher : Hugo Maltese ou Corto Pratt ? Je n'ai pas encore trouvé la réponse...
Commenter  J’apprécie          81



Ont apprécié cette critique (7)voir plus




{* *}