Qu'est-ce qui est le plus authentique : le souvenir ou le fait ?
Je songeai à d'autres personnes revues au bout d'un long intervalle de temps. Il y avait toujours un premier effet de surprise, un choc interne : il a changé, elle a pris un coup de vieux. Et puis, en quelques secondes, la perception change, et l'on ne voit plus que les similitudes. L'esprit corrige, l’œil accepte ; les progrès de l'âge, les différences de vêtements, de coiffures et d'allure sont refondues par la volonté de discerner une continuité. Une voix reste la même, des maniérismes subsistent, un sens de l'humour bien spécifique ne change pas. Le poids d'une personne peut changer, pas sa taille ou son ossature. Et bientôt c'est comme si rien n'avait changé. L'esprit retrouve le passé par effacement, recréant la réalité du souvenir.
Autrefois je croyais que la force des mots était garante de vérité. Qu'à condition de trouver le mot juste, il ne dépendait que d'un acte de volonté approprié que je parvinsse à consigner sous une forme affirmative tout ce qui était vrai. J'ai appris depuis que les mots n'ont d'autre valeur que celle de l'esprit qui les choisit, de sorte qu'il entre dans l'essence de toute chose d'être une forme d'imposture. Choisir trop soigneusement fait verser dans le pédantisme, ferme l'imagination à de plus larges visions, tandis que l'excès inverse équivaut à convoquer l'anarchie au sein de l'esprit.
Je percevais ma vie comme un tohu-bohu d'événements hasardeux. Rien n'avait la moindre signification, rien ne raccordait à rien. Il me parut important de faire une tentative pour mettre de l'ordre dans mes souvenirs. Il ne me vint jamais à l'idée de m'interroger sur les motifs d'une telle entreprise. Elle m'apparaissait seulement comme de la plus haute importance.
Un jour, m'arrêtant devant le miroir piqué de la cuisine, je vis le visage familier qui m'observait, mais je ne pus l'identifier avec rien de ce que je savais de moi. Tout ce que je savais, c'était que ce visage terreux, hirsute, aux yeux ternes, était à moi, produit de presque vingt-neuf ans de vie, et tout cela semblait n'avoir ni rime ni raison.
Tels sont donc les faits, pour autant que mes choix linguistiques puissent les décrire.
Le seul lien avec mon passé était ce manuscrit ; je ne pourrais jamais être complet tant que je n'aurais pas lu ma propre définition de moi-même.
L'année dernière, quand tu es allé dans la maison de ton ami, tu pensais que tu pourrais te définir en explorant ton passé. Tu essayais de te souvenir de toi-même.
Je suis ce que je suis parce que je me souviens de la façon dont je suis devenu moi.
Mon imagination m'avait installé dans l'existence.
Lareen se tourna de nouveau vers la dernière page.
« Ce n'est pas fini. Vous en avez conscience ?
- J'ai été interrompu, mais ça n'a pas d'importance. J'étais presque à la fin, et bien que j'ai essayé d'écrire cette fin, ça m'a semblé beaucoup mieux comme ça. »
Lareen ne dit rien, se contentant de me regarder pour en savoir plus. Résistant à sa manœuvre, je dis : « Ce n'est pas fini parce que ma vie n'est pas finie. »