(Swann partie 2, donc pris en "cours de route")
Une écriture éblouissante au service d'une démonstration d'un abîme narcissique.
Peut-on aimer
Proust sans être snob ?
Et que dire de
Proust qui n'ait déjà été dit ?
Que dire de nouveau sur ces phrases qui ne sont, quand on vient de quitter des ouvrages instantanément accessibles, pas prêtent à se laisser apprivoiser sans un minimum de concentration, d'effort, d'immersion, qui n'admettent pas qu'on ne leur soit pas totalement dédiées, si jalouses et excessives, comme seules savent l'être les adolescentes, qu'on se doive d'être entièrement à elles, ces phrases langoureuses, qui parfois minaudent, font semblant de se refuser, reviennent vers vous, certaines tellement farouches qu'il faut les relire pour pouvoir les tenir pleinement dans les bras, ces longues phrases qui parfois vous laissent à bout de souffle mais jamais rassasié, qu'il me soit difficilement envisageable de lire avec des gens autour, d'ombres qui se déplacent, osent parler, vivre ?
Elles me sont d'autant plus attendues ces phrases qui surgissent ça et là dans le roman, ces longues phrases qui n'en finissent pas, traversées de voies parallèles multiples, parfois inattendues désorientant le lecteur qui s'abandonne alors plus à leur musicalité qu'à leur sens, avant d'aboutir au point final et de retomber avec l'auteur "sur ses pattes", que je reviens en arrière pour refaire une deuxième fois le parcours de ces chemins en fait si parfaitement cartographiés.
Parfois, ce sont des paragraphes entiers qui tiennent du grandiose, comme quand
Proust décrit une galerie de grands valets de pieds. "L'un d'eux (...)" jusqu'à "les premières heures de sa domesticité." Sublime passage, se suffisant à lui-même, comme une courte nouvelle.
Très certainement que cela a déjà été maintes fois remarqué : quand l'auteur parle des phrases de Chopin ("Elle avait appris de sa jeunesse...") on croirait que tout en parlant de phrases musicales
Proust explique justement la construction particulière de ses phrases à lui, avec toutes ces vagues "parallèles" dont parfois on n'aperçoit pas tout de suite le lien, mais qui au final nous amène toujours logiquement au bout du chemin.
Mais...
Ces phrases ont sur moi un effet surprenant : elles se suffisent à elles-mêmes. En dehors de ce goût pour les mots de
Proust ,les personnages n'indiffèrent pleinement. Quand l'auteur nous présente le docteur Cottard, je lis la virtuosité, mais je me contrefous du portraituré. Ce qui peut bien lui arriver. Je me contrefous des amours ridicules de Swann (déjà je me fous de pratiquement de toutes histoires d'amour en littérature, en fiction, car non universelles, ne concernent que des êtres qui me sont étrangers) de ses jalousies médiocres chez cet être insignifiant, ces mésaventures sans intérêt d'une tête à claque. Quand l'histoire entière pourrait se résumer en une phrase : "Mais qu'est-ce qu'on peut être con quand on est amoureux."
Un Swann, que
Proust "ne gâte pas", avec son longue tête un peu chauve, une tête de cocu, que l'on trouve ridicule, qui "avait l'esprit paresseux et manquait d'invention", immensément dédaigneux, qui ressent de l'abjection pour les gens modestes (ceux vivants dans des quartiers presque populaires par exemple, mais en fait tout ce qui n'est pas lui)
C'est quelqu'un qui se contente d'observer (Swann-le narrateur-
Proust), avec snobisme (ce même snobisme d'ailleurs que l'on retrouve chez ses aficionados, ceux qui disent adorer
Proust, mais pour expliquer cet amour, sont obligés d'aller piocher chez les autres lecteurs ce qu'ils ont vénéré)
Je me contrefous de cette si ennuyeuse deuxième partie, où tout tourne autour de l'amour blessé de ce Swann… Quel ennui que cette façon d'être au monde... Chez chacun de ces personnages détestables, tous plus petits les uns que les autres, qui n'ont d'intérêt pour l'autre que si il peut être utile d'une façon ou d'une autre à leur égo, par exemple en servant leurs sarcasmes, et bien sûr tous entièrement dépourvus de second degré s'agissant de leur petite personne.
Car
Proust est un écrivain, pas un conteur. S'il avait été peindre, il n'aurait réalisé que des natures mortes. Sans feu ni passion.
Odette est une nature morte : alors que le livre ne parle pratiquement que d'elle, elle semble absente. Swann nous dit ce que sans doute elle pense, ce que sans doute elle fait, ce que sans doute elle ressent (ou plutôt le narrateur nous dit ce que Swann sans doute pense) Sans doute Odette fait-elle ceci à tel endroit, sans doute dit-elle cela à telle personne ; mais finalement elle n'est jamais réellement là : ce n'est qu'un fantôme dans la tête de Swann.
Et je me fous de cette époque pourrie d'un paradigme obscène : "ou supérieurs ou inférieurs", un Paris de totale pourriture, suintant de vanité, de dédain et de faux semblants, où tous s'estiment "gens d'esprit", de la frivolité de ces courses d'une soirée à l'autre où le but est juste d'être vu, un monde de futilité, d'ennui, un monde factice.
Et puis... et puis j'ai commencé à regarder ce personnage de Swann. Comprendre pourquoi il m'est si exaspérant, comprendre qu'en fait Swann est une femme, plus précisément une adolescente. Et que toute cette description d'un amour transis est celle d'une ado (forcément énervante) ; quand elle entre dans une pièce, elle n'a pas encore ouvert la bouche qu'elle vous horripile déjà, cette tête à claque maniérée. Avec son côté totalement exagéré, outrancier, sans recul aucun, façon fan dérangé qui dormirait sur le palier de son idole ou entrerait chez elle pour y voler un objet.
D'où ce que ces femmes aiment chez Swann : sa façon d'aimer comme une femme.
Jusqu'à … jusqu'à cette cassure inattendue dans ce monde sclérosé , cette dernière partie du roman où le narrateur reprend la main. Dans un premier temps, je constate avec dépits que
Proust a donné au narrateur la même façon de penser que Swann, que Gilberte, elle, n'est qu'une resucée d'Odette ! me mettant à deux doigts de faire le procès en fainéantise du grand écrivain...
Et puis, on a l'impression que, dans notre dos, quelqu'un vient d'ouvrir une fenêtre et que l'odeur de renfermé peu à peu se dissipe, que l'espace se déplie enfin ; on se rend compte que ce narrateur a une vie aussi (bon, tout ça provient certainement du fait que j'entre dans la série des romans "en marche") ce narrateur a donc une vie lui aussi, où lui aussi est amoureux, et où cette amoureuse n'est autre que... la fille de Swann ! Mais alors ? On change d'époque ? Swann est donc marié ? Avec... avec Odette ! Comment est-ce possible ?
Ce monde commence à prendre corps, les longues descriptions de paysages deviennent les décors où enfin les personnages commencent à se mouvoir, à vivre, à jouer... Et voilà même brusquement que le narrateur devient vieillard, en peine avec son époque incomprise (soit encore un saut dans le temps ! )
Ne voilà t-il pas que, pourtant bien décidé à ne pas aimer
Proust, je commence à me demander ce qu'il pourrait survenir, à envisager la suite, les romans précédents...
Je commence à doucement entrer (enfin !) dans l'histoire, à me prêter au jeu : de par cette entrée timide dans le monde de l'enfance, d'un récit qui devient plus coloré il me semble, Je me surprend même à sourire quand Gilberte appelle le narrateur "Bel Ami". (N'exagérons rien quand même : le narrateur, torturé lui aussi ,se retrouve dans les mêmes tourments amoureux que celui qu'il admire)
Et au final, je me dis qu'on pardonne tout l'homme qui écrit :
"Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu'il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles à quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut être de moins probable."
et je me dis que je vais les retrouver un jour ces phrases musicales...