Correspondance (1914-1922) : Marcel Proust / Jacques Rivière

Lettre de Jacques Rivière à Marcel Proust du 13 octobre 1921
Ecoutez-moi bien, mon cher Marcel : aucune œuvre humaine n'est parfaite, à Balzac on peut reprocher ses divagations politico-sociales, son style vulgaire et mal peigné, à Stendhal trop d'affectation de désinvolture, un manque de poids et de continuité, son cynisme naïf ;à Saint-Simon toutes les négligences imaginables. Pourtant qu'avons-nous de plus grand (avec Racine) ?
Eh ! bien je vous mets avec ces quatre-là. Non, vous n'échappez pas à l'imperfection ; il y a peut-être chez vous (je ne le sais pas, je ne le vois pas, je soupçonne que cela doit y être) telle ou telle phrase qui eût pu être plus claire, telle articulation du récit qui eût pu être plus accusée, telle digression (je cherche : les étymologies de Brichot peut-être) que peut-être on eût pu souhaiter plus courte.
Mais qu'est-ce que cela pèse à côté de la continuelle sublimité du livre ? Est-ce que cela existe un seul moment pour l'esprit quand il considère le monde que vous avez soulevé ? Dès maintenant vous êtes l'auteur, le créateur d'une société au moins aussi complète et complexe que celle de la Comédie Humaine. Mais sur Balzac vous avez le mérite en plus de ne l'avoir pas seulement présentée, décrite, - de l'avoir encore explorée, expliquée.
Vous avez à la fois les dons pittoresques et le don d'analyse. Vous faites voir (M. de Charlus entrant chez les Verdurin, portrait de la vieille Madame de Cambremer, du Marquis) avec autant de force que Saint-Simon, et vous entrez dans les sentiments avec autant de pointe que Racine ou Stendhal.
je ne vois pas chez qui ces deux qualités se sont jamais trouvées au même point alliées, fondues.
Personnellement, vous savez que c'est par votre extraordinaire faculté d'analyse que je suis le plus émerveillé. Et, dans le volume que je viens de lire, c'est la façon dont vous faite sortir l'amour pour Albertine de la jalousie qui m'a paru la chose la plus prodigieuse. Mais je sens que tout le reste, à quoi je prends un plaisir d'une autre espèce, est à la hauteur de ça.

Lettre de Jacques Rivière à Marcel Proust du 22 juillet 1922
Charlus est prodigieux ! C'est plus grand que Balzac, étant plus intérieur, je veux dire plus analytique. Jamais l'étrangeté dont est susceptible la nature humaine n'avait été aussi lumineusement fixée ni rendue plus accessible, plus familière. Jamais un être n'a vécu entre les pages d'un livre comme celui-là vit !
Et puis le miracle, après l'avoir montré d'abord dans des circonstances quasi répugnantes, de le rendre progressivement sympathique ! Car il le devient de plus en plus, car on retrouve, à mesure qu'il se particularise, son lien avec l'humanité normale. C'est magnifique !
Vous savez que par goût personnel (et peut-être, - je n'ose qu'à peine le croire - par vocation) c'est aux analyses de l'amour que j'ai toujours pris, dans votre œuvre, le plus grand plaisir. Bien qu'ayant une tendance à regretter que la proportion de ces analyses à l'ensemble aille en diminuant de volume en volume, je trouve celles de ce dernier absolument étonnantes. En particulier la façon dont vous étudiez la génération de l'amour par la jalousie me paraît d'une nouveauté et d'une profondeur admirables. Aussi tout ce que vous dites sur le "rythme binaire" de l'amour ; et sur l'incapacité des êtres "qui s'analysent mieux qu'ils ne se prisent haut" à se croire aimés. De toutes ces pages je vous suis reconnaissant bien plus que de tous les services que vous m'avez rendus. Elles m'apportent une nourriture infiniment plus précieuse que la matérielle. Merci !